En avant nous attend l’origine
Des procédures comme œuvres d’art.
César Aira, dont je n’ai lu à ce jour qu’un seul roman, Prins, que je ne peux hélas pas me vanter d’avoir beaucoup compris, a écrit un essai très intéressant, traduit en anglais dans The White Review, intitulé « The New Writing ». Il y avance l’idée que les artistes d’avant-garde cherchent à retrouver, par l’invention de nouvelles procédures, le geste amateur qui existe à l’origine de tout art, qui est l’art, et a été perdu en cours de route. La professionnalisation croissante de la discipline (la maturité du talent qui rend l’art plus léché et prévisible, on sait – ou croit savoir – comment faire) a estompé ou occulté ce geste originel, cet innocent bricolage qui improvise, au fur et à mesure qu’il découvre son aire de jeu, ses propres outils d’exploration. Aira veut bien sûr parler de littérature, et en particulier du roman, dont Kundera a déjà raconté la « mort dissimulée » :
… il ne disparaît pas ; son histoire s’arrête : ne reste après elle que le temps de la répétition où le roman reproduit sa forme vidée de son esprit. (L’Art du roman.)
Le roman n’est pas encore mort, mais meurt un peu plus chaque fois qu’on en répète les habitudes sans réfléchir. Et c’est cette double question de l’origine et de l’horizon d’un art, en l’occurence du roman, qu’Aira pose dans son essai en forme de manifeste.
Les premiers maîtres avaient tout à inventer. Ils n’avaient pas le luxe de se poser des questions sur le moindre détail, ni de tout montrer (même s’ils en avaient déjà l’ambition). Ils font, et si ça tient debout, ils gardent. La maîtrise croissante d’un art qui s’appuie sur leurs innovations libère un surplus d’attention et de temps pour les détails, accroissant le pouvoir séparateur de l’œil et ouvrant de nouveaux domaines à la sensibilité. C’est ainsi que l’art parvient à ne pas se répéter.
Dès son invention, le roman était parfait, et chaque nouvelle génération de romanciers, pour s’en montrer digne et le maintenir vivant, a dû le réinventer, en le précipitant telle une sonde dans un domaine inédit de l’existence et/ou en inventant une nouvelle technique d’exploration et d’enregistrement. Dans un cas comme dans l’autre, l’horizon est repoussé, et le roman s’épanouit dans l’espace ainsi dégagé.
À partir du moment où l’écrivain se contente de reproduire une technique déjà usée, d’agir par calcul (j’écris comme ça pour produire tel effet), quel que soit le mérite du résultat, il passe à côté de l’art, qui est avant tout rencontre avec l’inconnu et don prométhéen. Survient alors l’avant-garde, qui massacre l’impétrant et mène ailleurs, toujours ailleurs, de plus fertiles combats.
Les artistes d’avant-garde confèrent au processus de création la primauté traditionnellement réservée à l’œuvre d’art, et souvent il l’intéresse plus que le résultat. L’œuvre « agit comme une sorte d’appendice documentaire qui ne sert qu’à déduire le processus dont elle résulte » ; qu’elle pâtit quelque peu de ce désintérêt est secondaire. Aira cite Music of Changes de John Cage, composée à l’aide du Yi King. On pourrait également mentionner l’usage du cut-up par Burroughs, qui rend ses romans de plus en plus opaques. Le recours à des procédures de composition aléatoires est une manière parmi d’autres d’échapper à la répétition de la tradition, voire de saborder celle-ci, pour retrouver l’innocence et l’irrévérence des origines. Les procédures laissées par les avant-gardes seraient les vrais artefacts de l’art, des « cartes au trésor » pour lesquelles le trésor resterait à inventer. Il y a une forme d’amateurisme punk dans leur radicalité, mais aussi une abstraction accrue. Ce n’est plus l’œuvre d’art que l’on rencontre, mais une procédure dont elle n’est qu’une trace, si tant est qu’il y ait encore une œuvre d’art à contempler. C’est peut-être laisser trop de choses à la discrétion du lecteur ou du spectateur.
Cette discussion rejoint ou réveille mon indifférence grandissante pour la part finie de l’écriture, le résultat plus ou moins permanent qui éventuellement demeure. Même si j’apporte le plus grand soin à mes écrits, une fois que c’est fait, c’est fait. Je n’y pense plus. M’intéresse davantage le processus même de l’écriture, impermanent, fluctuant, joyeux – la possibilité de recommencer. Mais je ne bascule pas pour autant dans un excès d’abstraction, le résultat est pour moi aussi important que le processus, du moins avant que je ne finisse.
Une procédure peut n’être qu’un contour à remplir, comme dans les cahiers de coloriage de mes filles, que je leur pique par moments pour ne penser à rien d’autre qu’aux gestes minutieux qu’exige le dessin, m’absorber dans une tâche qui nécessite toute mon attention et m’impose ses propres règles. J’aime l’idée qu’il suffit de définir ses propres bords contre lesquels la pensée rebondit et s’étend vers l’intérieur. Votre routine d’écriture peut ainsi devenir une procédure s’appuyant largement sur votre sens de l’improvisation et les matériaux « à portée de main ».
L’origine d’un art est dans la vision qu’un artiste en a. Elle est toujours devant lui, au-delà de l’horizon, attendant qu’il la rejoigne par un coup de chance et d’audace.
Ainsi se clôt notre grand cycle de La vie [qui] recommence.
Cette semaine sur le blog : De l’élégance, Les glaces de Saint-Gobain & Égalité.
De mes archives
4 lettres (oct. 2017) : Choisir ses défauts, Éveiller des sensibilités, Chaque jour écrire, Deux mots suffisent à raconter une histoire & Le flair suffit aux fauves.
1 essai (août 2017) : Aux amis inconnus, la transparence du monde.
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