Les ailes du scarabée Gregor

Sous la carapace, la liberté.

Les ailes du scarabée Gregor
Antoine van Dyck, Dédale et Icare (détail), v. 1620. Source : Art Gallery of Ontario via Obelisk.

Essayons quelque chose de différent en attendant le printemps ; non pas une, ni même deux, mais quatre (4 !) lettres consacrées à Kafka en guise d’intermède. Je vous encourage à le lire en parallèle comme bon vous semble, en piochant ici ou là un récit ou un fragment de récit, une entrée de son journal, le commentaire sagace de quelque critique, ou, si le cœur vous en dit, un de ses trois romans.

Faites comme bon vous semble, mais pour rien au monde n’allez chercher, comme on le demande à l’école, « ce qu’a voulu dire Kafka ». Il n’a rien voulu dire d’autre que ce qu’il a écrit. Le plus grand facteur d’éloignement de son œuvre tient à ce qu’on ait cherché à l’interpréter à l’aide d’un système (théologique, psychanalytique, etc.), ou pire, à l’expliquer à partir de sa vie, comme si ses histoires étaient des énigmes à déchiffrer, comme s’il y avait un monde caché derrière le monde apparent de son œuvre, qui ne serait dès lors qu’un seuil à franchir pour y accéder, un espace liminal dénué d’intérêt au-delà de sa fonction d’antichambre. Ce sont peut-être des portes, mais qui ne mènent nulle part. Ce sont peut-être des énigmes, mais qui n’appellent pas plus de réponses qu’un kōan zen. Ce sont peut-être des paraboles, mais dont la morale a été perdue, si jamais elle a existé. Ce que vous lisez est tout ce que vous retirerez de son œuvre.

Deborah Eisenberg l’écrit très bien dans The New York Review of Books : « lire la fiction de Kafka ne nécessite pas plus de compétences ou de connaissances particulières que le fait de rêver ».

Et comme les rêves, sa fiction invite – provoque, exige – l’interprétation. Mais elle y est finalement insensible ; elle est tout simplement trop – pardonnez-moi, mais – parfaite. L’énigme est irréductible.

Comme la formation rocheuse éponyme de Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975), l’œuvre de Kafka demeure opaque à toute tentative d’interprétation univoque ; elle en est d’autant plus hospitalière, car refuser une seule interprétation, c’est les accueillir toutes.


Le meilleur guide pour le lire est encore ce qu’en dit Milan Kundera dans la cinquième partie de L’Art du roman, où il essaye de définir, sinon Kafka, du moins ce qui, dans la vie comme dans l’art, peut être qualifié de kafkaïen. Il retient quatre caractéristiques essentielles :

  1. Est kafkaïenne une histoire ou une situation confrontant un individu isolé à un « pouvoir qui a le caractère d’un labyrinthe à perte de vue », impersonnel et inintelligible.
  2. Au sein de ce labyrinthe fortement bureaucratique, le dossier remplace l’individu, qui n’aura de cesse de vouloir s’y conformer, quand bien même sa fiche serait erronée. Il devient dès lors non pas l’ombre de son dossier, mais l’ombre « d’une erreur dans un dossier ».
  3. Le châtiment précède la faute. L’accusé cherche dans sa conduite passée de quoi justifier l’absurdité de sa condamnation, et au besoin invente la faute.
  4. « Quand Kafka a lu à ses amis le premier chapitre du Procès, tout le monde a ri, y compris l’auteur. » Le comique kafkaïen prive l’accusé de la grandeur éventuelle de sa tragédie et, ajouterais-je, le pathétique de sa situation en fait presque un personnage des frères Coen.

De la vermine (ein Ungeziefer) qu’est devenu Gregor Samsa dans son sommeil, Nabokov, qui s’y connaissait en insectes (du moins ceux de l’ordre des Lépidoptères), dit dans ses cours de littérature qu’il s’agit de toute évidence d’un scarabée et non d’une punaise (ou pire, comme l’ont affirmé certains commentateurs peu avisés, d’un cafard, « ce qui, bien entendu, est complètement stupide »). Il note dans son exemplaire de La Métamorphose qu’un scarabée, n’ayant pas de paupières, ne peut fermer les yeux comme le fait Gregor Samsa. Et de ce qui n’est sans doute qu’une inattention de Kafka, il déduit que ce « scarabée aux yeux humains […] s’accroche encore à des souvenirs humains », signe que la métamorphose est incomplète. Chez Kafka, l’être humain est la larve du scarabée. Nabokov ajoute cette remarque pénétrante qu’aucun autre lecteur de La Métamorphose ne pouvait faire :

Assez curieusement, le scarabée Gregor n’a jamais découvert qu’il avait des ailes sous la dure carapace de son dos.

Et cet homme d’une grande intelligence – et si sûr d’elle, n’est-ce pas ? – d’ajouter aussitôt entre parenthèses : « c’est là, de ma part, une fort jolie observation, que vous pourrez garder à tout jamais au fond de vos cœurs ; il y a des Gregor, des Jean et des Jeanne, qui ne savent pas qu’ils ont des ailes ». Ce sont, en quelque sorte, de très baudelairiens albatros qui s’ignorent. Peut-être un encouragement discret aux plus obtus de ses élèves ?

La mort de Gregor n’est hélas pas la fin de l’histoire. Sept pages suivent, racontant comment sa famille continue de vivre sans lui, et pas plus gênée que ça de sa disparition. En un mot, soulagée, surtout la sœur, qui avait poussé son père à se débarrasser de « la chose ». Puis, une fois que la femme de ménage l’eut fait pour eux (« Venez donc voir ça, la chose a crevé ! »), les parents et la sœur prirent leur journée et le tramway pour sortir de la ville et profiter du beau temps et rêvasser sur leur avenir, qui semblait plus radieux maintenant que Gregor était mort. Les parents remarquèrent alors que le corps de leur fille s’était épanoui malgré toutes ces épreuves et, sans même avoir besoin d’en discuter, convinrent que ce corps nouveau, d’une tout autre convexité que celui de « la chose », appelait naturellement un autre corps pour le compléter et des projets de mariage et d’enfantement. Quand ils arrivèrent à destination, leur fille se leva la première et, après s’être nourrie de son frère sur le travail duquel reposait toutes les finances du foyer, déploya son jeune corps comme s’il était ailé. Depuis le début de l’histoire et le réveil troublé de Gregor, c’était elle l’imago qu’il ne pourrait jamais devenir, imparfait jusque dans sa métamorphose.


Cette semaine sur le blog : La marquise rentrera à point d’heure.


De mes archives · nov. 2017

4 lettres : Littérature : solidaire solitude, Aux règles de nous suivre !, Ne tirez pas sur les médiocres & Écrire en espalier.


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