Sancho Pança, auteur du Quichotte
Comment Kafka réinvente un mythe en dix lignes.

Dans un paragraphe écrit par une belle journée ensoleillée d’octobre 1917 – du moins si j’en crois son journal, où il note le même jour que « la plupart des chiens aboient sans raison » dès qu’ils nous voient arriver de loin –, et seulement publié en 1931, soit 7 ans après sa mort, Kafka réinvente en une dizaine de lignes le mythe du Quichotte :
Sancho Pança – qui, du reste, ne s’en est jamais vanté –, usant de force romans de cape et d’épée, parvint au fil des ans à si bien éloigner de lui, aux heures du soir et de la nuit, son Démon – que par la suite il baptisa Don Quichotte – que ce dernier se déchaîna et accomplit les choses les plus folles, lesquelles ne firent cependant de mal à personne, faute d’un objet prédéterminé qui aurait dû être, précisément, Sancho Pança. Homme libre, Sancho Pança suivit Don Quichotte dans ses campagnes avec flegme – peut-être par un certain sens des responsabilités –, ce qui lui procura jusqu’à sa fin un divertissement grand et utile à la fois.
La première incise de ce paragraphe qui n’est pour moitié composé que d’incises, soit une brillante suite de retenues par-dessus lesquelles déborde la phrase – « qui, du reste, ne s’en est jamais vanté » – est pour moi très savoureuse. La qualité d’éloignement progressif que requiert et acquiert la création vis-à-vis de son créateur est, me semble-t-il, également importante à noter. Vous trouverez « La vérité sur Sancho Pança » dans l’édition poche des récits posthumes de Kafka, traduits par Catherine Billmann et parue chez Actes Sud. Dans mon exemplaire, il manque 16 pages (huit (8) feuillets) entre les pages 192 et 209, dont la rencontre inopinée télescope l’une dans l’autre les histoires « Blumfeld, un célibataire sur le retour » et « En construisant la Grande Muraille de Chine ». Et c’est ainsi qu’on passe d’une querelle de bureau – un stagiaire dispute à l’homme de service le droit de balayer – à des « hommes du bas de l’échelle, intellectuellement bien supérieurs aux tâches apparemment anodines qu’on leur avait confiées », et c’est tout à l’honneur de Kafka, kafkaïen jusque dans sa cohérence, si l’on passe de l’une à l’autre sans trop buter sur la discordance syntaxique engendrée par cette pratique étonnante et quelque peu malencontreuse du cut-up.
D’après la table, et en toute logique, figure quelque part dans cette lacune l’histoire du chasseur Gracchus, mort d’une chute dans un précipice en chassant le chamois dans la Forêt-Noire. Suite à une faute dont on ne saura rien, et que lui-même ignore ou qu’il a depuis longtemps oubliée, il est condamné à errer pour l’éternité sur sa barque funéraire. Dans Vertiges, Sebald reprend cette histoire sans trop la réinventer, c’est-à-dire sans l’adapter à ses besoins comme Kafka l’a fait avec Don Quichotte. Il se contente, par confluence du récit avec le reste du livre, de charger l’errance du chasseur d’une nuance absente chez Kafka : à l’oubli, dont Walter Benjamin rappelle dans son essai-hommage de 1934 qu’il est central chez Kafka (dont les personnages ignorent toujours la faute pour laquelle on les persécute), Sebald ajoute l’impossibilité d’oublier, l’affleurement permanent du passé sous nos pas.
Dans un livre d’entretiens avec Georges Charbonnier, Borges revient sur « l’idée qu’on n’invente rien, qu’on travaille avec la mémoire ou, pour parler d’une façon plus précise, qu’on travaille avec l’oubli ». Il en parle au sujet de ce conte-essai qu’est « Pierre Ménard, auteur du “Quichotte” », écrit après une blessure à la tête qui dégénéra en septicémie et le laissa sans l’usage de la parole, mais lui donna la prémisse de sa nouvelle « Le Sud » (à retrouver également dans Fictions). Il mit un mois à réchapper de la mort et du silence. Dans les angoisses de sa convalescence, il eut peur de n’avoir pas récupéré toutes ses facultés mentales, d’avoir oublié une part de lui dans les silences de son mutisme, et se crut fini comme écrivain. Il essaya quelque chose d’inédit pour mieux se préparer à l’éventualité d’un échec, et Pierre Ménard jaillit de l’oubli délibéré de ses anciennes habitudes d’écriture. « Il ne voulait pas composer un autre Quichotte – ce qui est facile – mais le Quichotte. » Pierre Ménard ne se proposait pas de le recopier, mais de le connaître suffisamment bien, d’un souvenir « simplifié par l’oubli et l’indifférence », pour pouvoir réécrire « quelques pages qui coïncideraient – mot à mot et ligne à ligne – avec celles de Miguel de Cervantes ». Bref, il modifierait si bien notre perception de Cervantes qu’il en ferait en quelque sorte son précurseur ; il l’inventerait. Tout cela au conditionnel, bien sûr, puisqu’il ne reste rien de cette part de l’œuvre de Pierre Ménard, qui restera à jamais cachée.
De telles réinventions fonctionnent par retournement ou décalage du point de vue habituel, attendu, de la tradition sur elle-même. Kafka n’a pas cherché à savoir ce que Cervantes a voulu dire, comme nous ne chercherons pas à savoir ce que Kafka a voulu dire. Il s’est contenté d’utiliser les personnages de Cervantes pour montrer autre chose, un rapport inédit entre eux (Borges ne fera pas autrement dans « Trois versions de Judas », que je vous recommande également).
C’est pourquoi je récuse le piètre conseil que l’on donne parfois aux écrivains amateurs de ne pas dégorger leurs lectures. Le problème n’existe que s’il s’agit de donner ses références, comme un candidat postulant à un nouvel emploi, de clins d’œil pour se sentir de la même société que ses aînés. Il cesse d’en être un quand, au lieu de saluer vos prédécesseurs, vous vous mettez à inventer vos précurseurs. Et c’est là que l’on redécouvre, s’il en était encore besoin, que l’écriture est une école de la présomption, ou si vous préférez de la foi en votre capacité à réussir, que rien ne prouve, c’est le propre de la foi.
Pour se montrer digne des apports de Kafka à la littérature, il faut bâtir par-dessus lui, au-dessus d’eux. Son œuvre, dans tout son inachèvement, est complète, mais des piques en jaillissent qu’elle ne réussit pas à conserver en elle. Dans les milliers de pages qu’il a écrites, elles ne sont présentes qu’à l’état latent d’ectoplasme, mais une fois extraites et lavées, deviennent le cœur d’une autre œuvre.
Il faut oublier Kafka et les bandelettes dont on l’a emmailloté comme une momie dans son sarcophage, pour mieux lui rendre hommage et composer à partir des fragments qui résistent à cet oubli. Il existe en chacun d’entre nous un Don Quichotte à choyer.
Continuez d’écrire,
Th.
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