Le système de la construction fragmentée

Dans « En construisant la Grande Muraille de Chine », Kafka définit sans s’en douter la meilleure procédure pour écrire un livre : « le système de la construction fragmentée ». Pour remédier à « la désespérance d’un travail qu’ils effectuaient avec zèle, mais dont ils ne vivraient pas l’aboutissement, même au terme d’une longue vie d’homme », l’omniprésente et invisible Direction choisit ce système en vue de maintenir la motivation et la qualité du travail de ses ouvriers. Ériger 500 mètres de muraille prenait environ 5 ans, « au terme desquels […] les conducteurs de travaux étaient évidemment plus qu’épuisés, avaient perdu leur confiance en soi, en la construction, et en le monde ». Ils étaient alors envoyés à travers le pays, où tout était organisé pour l’édification de la Muraille, tourné vers elle, cœurs et matériaux. Et ce spectacle de l’arrangement des êtres et des choses et de leur convergence vers un seul but grandiose, auquel s’ajoutait le retour chez eux, où, fêtés et acclamés, ils se languissaient déjà de leur coin de mur, suffisait à les revigorer. Adaptez cela à vos capacités de travail et aux besoins de votre moral, et il n’en faut pas plus pour continuer d’écrire.

Sauf que tout est faux. (Ou très incomplet.)

Au passage, le mystère des 16 pages manquantes de mon édition des récits posthumes de Kafka, mentionné la semaine dernière, se complète sans s’éclaircir d’un doublon des pages 209 à 224, qui se substitue de toute évidence aux feuillets disparus, comme si un tronçon de la Grande Muraille de Chine avait été dupliqué et remplaçait un autre dont on ne saura jamais rien. Au sens propre comme au sens figuré, il y a toujours un vide chez Kafka, inaccessible et inintelligible, occulté par le train des procédures qui semblent en émaner et n’exigent de nous que notre soumission. Et comme nous sommes dociles !

… nous […] n’avons appris à nous connaître nous-mêmes qu’en reprenant, lettre par lettre, les instructions que nous donnait la Direction suprême, et nous avons découvert de la même façon que, sans la Direction, ni nos connaissances scolaires, ni notre entendement, n’auraient été suffisants pour nous permettre de remplir les modestes fonctions que nous occupions au sein du tout.

Sans les directives du centre omniscient, les individus semblent incapables de s’organiser entre eux, et même de se comprendre. Dans un livre qui circulait à l’époque où commença la construction de la Grande Muraille, un savant affirmait qu’elle seule « constituerait des fondations sûres pour une nouvelle Tour de Babel » (malgré le fait que la Muraille formait non pas un cercle mais, au mieux, un arc de cercle). La tour de Babel n’a pas précipité la diversité des langues et l’incompréhension entre les hommes, elle en est le produit. L’isolement des individus est la condition nécessaire au règne de la Terreur ; il est, « pour ainsi dire, prétotalitaire », rappelait Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme. Sans les instructions de la Direction (qu’il faut s’ingénier à comprendre jusqu’à « certaines limites », au-delà desquelles on doit « cesser de réfléchir »), les ouvriers seraient peut-être impuissants à bâtir la Muraille, mais avec elles, ils deviennent impuissants à s’organiser en contre-pouvoir pour affirmer leurs individualités respectives. S’il est improbable (bien qu’on ne puisse pas l’exclure) que la Muraille soit le fondement d’une nouvelle tour de Babel, l’explication du système de construction fragmentée donnée plus haut ne l’est pas moins.

… il est impossible à l’observateur intègre d’imaginer que la Direction aurait été incapable de vaincre aussi les difficultés que représentait la construction de la muraille d’un seul tenant, si elle l’avait sérieusement voulu.

Non seulement la construction fragmentée était intentionnelle, mais un « pis-aller » par rapport au but affiché, la protection du Céleste Empire contre les peuples du Nord (le narrateur ne s’étend hélas pas sur une telle inadéquation). Dès lors, est-on en droit de se demander, quel est le but véritable de la Muraille ? de la Direction ? L’envers – toujours présent, jamais atteint – des histoires de Kafka leur confère une tournure paranoïaque prononcée, mais pas au point d’absorber les autres composantes du kafkaïen. Un vrai récit paranoïaque nous ferait traverser la vérité apparente du monde pour nous en montrer l’envers, consolation suprême de tous les complotistes. Je sais quelque chose que vous ignorez, susurrent-ils pour couvrir leurs échecs.

La Direction devait exister depuis toujours, tout comme la décision de construire une muraille.

Et existera toujours, ajouterais-je, tout comme la décision de construire une muraille, dont l’idée survivra à ses bâtisseurs et aux briques qui la composent. Dans un autre récit posthume, « Les armoiries de la ville », directement consacré à la tour de Babel, Kafka écrit que « l’idée d’édifier une tour qui monte jusqu’au ciel » occulte toute autre considération. « Une fois l’idée appréhendée dans toute son ampleur, elle ne peut plus se perdre » ; « il est inutile de s’inquiéter pour le futur », si bien que les ouvriers, trop confiants et organisés, « comme si on avait devant soi des siècles pour travailler à sa guise », se désintéressent de l’idée initiale et préfèrent s’entre-déchirer pour occuper les meilleurs quartiers de la cité ouvrière. Ce texte très court, d’à peine deux pages, écrit trois ans après « En construisant la Grande Muraille de Chine », en est une sorte de coda qui ne résout rien, si ce n’est pourquoi il n’y a aucune tour de Babel sur la Grande Muraille.


Les hordes du Nord n’y sont pour rien, pas plus que l’Empereur. Le royaume est si vaste qu’il est infranchissable ou pareil au vide. En dehors de Pékin, personne ne sait qui est l’Empereur, et peut-être, à part quelques courtisans et mandarins, personne ne l’a-t-il jamais vu. Ses messagers, incapables de s’échapper des innombrables espaces concentriques qu’il leur faut franchir pour arriver à destination, ne semblent jamais partir, alors même qu’ils dépassent moult palais et cours intérieures, foulent quantité de tapis de soie brodés d’or, traversent des enceintes gardées jour et nuit et gravissent des escaliers qui s’interpénètrent en un dédale vertical dont même Piranèse n’aurait pas rêvé. Les distances à parcourir sont si grandes qu’on n’atteint jamais rien, les peuples du Sud derrière leur Muraille autant que les peuples du Nord que nul n’a jamais vus ailleurs que dans les livres, et dont la « chevauchée se perdra dans le vide ».

Du fond des vastes volumes du pavillon de l’Harmonie suprême, caché derrière d’inutiles paravents en laque, l’Empereur voit sa solitude croître en même temps que son royaume. Le seul être capable de le comprendre serait l’envahisseur même dont la Direction semble vouloir le protéger, lui ou l’Empire, c’est égal. La Cité interdite l’empêche de fuir.


Cette semaine sur le blog : La narration comme verre dépoli.


De mes archives · jan. 2018

4 lettres : Le temps d’écrire, Où sommes-nous dans la littérature d’aujourd’hui ?, Le style en littérature, Le courage esthétique de choisir & Le réalisme irréel.


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