Ouverte et fermée : Severance, une série kafkaïenne

Où le travail est mystérieux et important.

Ouverte et fermée : Severance, une série kafkaïenne
Anonyme, ‌Le Labyrinthe (détail), XVIIIe ou XIXe siècle. Source : Rijksmuseum.

J’en suis à l’heure qu’il est au milieu de la première saison (ne me racontez pas la suite ! je continue dès que j’ai fini cette lettre), mais vous n’avez pas besoin d’attendre la dernière minute du premier épisode pour comprendre que Severance est un archétype de série kafkaïenne en même temps qu’une brillante satire du capitalisme, produite par une société qui se trouve être la première capitalisation boursière au monde. (La satire est là pour nous rendre supportable l’insupportable, le temps d’en faire la critique. Ce qui pourrait être répugnant à contempler devient jubilatoire.)

Que ce soit au cinéma, à la télé ou dans les livres, il y a peu d’approches intéressantes de l’amnésie (me vient notamment à l’esprit le montage inversé de Memento, dont le protagoniste souffre d’amnésie antérograde), mais la prémisse de Severance en est une : non seulement l’amnésie y est volontaire (à la Eternal Sunshine of the Spotless Mind), mais fractionnée dans le temps. Au lieu d’avoir une partie de leur mémoire effacée, les employés de Lumon Industries affectés au service du raffinage des macrodonnées (cette nomenclature !) voient leurs souvenirs dissociés entre leur vie personnelle (de 17 heures à 9 heures) et leur vie professionnelle (de 9 heures à 17 heures), sans communication possible entre les deux personnalités, le tout grâce à un implant dans la tête. Soit un nouveau cas d’aliénation consentie.

Les outies ignorent tout de ce que font leurs innies respectifs à Lumon, et leur vie à l’extérieur est si privée que les innies n’y ont pas accès. Du point de vue dominant des outies (ce sont eux qui signent leur contrat de travail et donnent ou non leur démission), la vie n’est que loisirs et détente (moyennant quelques traumas avec lesquels il faut bien vivre – on ne se dissocie pas pour rien). Du point de vue dominé des innies, la vie n’est qu’un labeur ininterrompu : ils reprennent l’ascenseur à 17 heures pour « se réveiller » le lendemain à 9 heures dans le même ascenseur, et commencer une nouvelle journée de travail. Et comme ils sont les seuls à en faire l’expérience, leur moi de l’extérieur ne consent pas à donner sa démission. Ils sont piégés.

Le motif invoqué est la confidentialité des données traitées, ce dont on doute aussitôt. Mark et ses collègues travaillent sur une matrice semble-t-il infinie de chiffres sans signification qu’ils doivent trier et mettre dans des boîtes, via une interface graphique des plus obsolètes et réussies (comme tout le design de la série, dont le haut-modernisme participe dans son épure à l’enfermement et à la désorientation des personnages, livrés à eux-mêmes dans un dédale de couloirs blancs privés de signalétique). Le tout est de se montrer réceptif aux émotions que les chiffres suscitent en vous. Attention, certains font peur.

Le travail est peut-être « mystérieux et important », comme l’affirme Mark à Helly, la recrue qu’il doit former malgré ses tentatives de révolte, il n’en est pas moins absurde. On savait déjà que « l’isolement des individus est la condition nécessaire à la Terreur », on sait désormais qu’il est possible de retourner l’individu contre lui-même. Helly l’apprendra à ses dépens. Après une énième tentative de fuite, elle recevra une vidéo de son outie, qui lui dit qu’elle doit continuer de travailler, que la seule vraie personne, c’est elle, l’outie, et non elle, l’innie. L’enfer, c’est moi.

On ne peut s’empêcher de penser que le véritable travail s’effectue sur leurs esprits et non sur les chiffres qu’ils manipulent, que tout cela n’est qu’une expérience de laboratoire sur des sujets humains, que le labyrinthe de procédures dans lequel ils sont enfermés sert à calibrer et ancrer leur personnalité d’innie. Le manuel à suivre, le père fondateur à révérer, etc., constituent un référentiel en même temps qu’une direction, même si on en ignore la raison. La seule donnée qui compte est leur degré d’aliénation.

Mais… je ne veux surtout pas savoir le fin mot de l’histoire (et si la série maintient son génie jusqu’au bout, je ne crois pas qu’on l’apprendra jamais). Cette théologie sans morale, fondée sur une nette division entre une réalité apparente et une réalité sous-jacente inaccessible (le centre vide du labyrinthe), sera d’autant plus kafkaïenne. La supérieure hiérarchique de Mark, n’étant pas dissociée, l’observe aussi bien chez Lumon que chez lui. Après une réunion dans son bureau, quand Mark lui demande en partant s’il doit laisser la porte ouverte ou fermée, elle lui répond par ce kōan zen : Both. Le vrai pouvoir est à la fois dedans et dehors.


Même si j’ai eu envie de découvrir Severance grâce à ce clip de 8 heures (et 28 secondes), qui passe en boucle un mix d’ODESZA sur des images de la série de plus en plus dégradées par un filtre « VHS », on pourrait aussi bien imaginer une BO alternative où figurerait cette chanson de Radiohead, « Fitter Happier », qui sert de pivot à l’album OK Computer et de conclusion à notre intermède kafkaïen :

Fitter happier
More productive
Comfortable
[…]
Fitter, healthier and more productive
A pig
In a cage
On antibiotics


Cette semaine sur le blog : Correspondance & Y passer plus de temps que son lecteur.


De mes archives · fév. 2018

4 lettres : Dépasser le fantasme du livre jamais écrit, L’apprentissage du naturel, Dans vos histoires, sautez le bonheur & Un manifeste pour la confiance.


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