Nos sœurs perdues

Nous ne méritons pas votre compassion.

Nos sœurs perdues
Jean-Honoré Fragonard, Les Deux Sœurs (détail), v. 1769-1770. Source : Metropolitan Museum of Art.

J’avoue une certaine affection pour les personnages de sœurs, surtout si elles sont tendres et railleuses, combo idéal que je recherche dans toutes mes relations, et invente au besoin (la vie est nettement plus intéressante si vous en complétez les lacunes). J’aime par-dessus tout les sœurs d’écrivains, nos confidentes et protectrices… à jamais absentes. J’ai déjà évoqué la sœur tant aimée de Stendhal, qui se plaignait qu’elle ne lui écrive pas plus souvent :

Il en était amoureux comme il avait été amoureux de leur mère (qu’il voulait « couvrir […] de baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements », dans Vie de Henry Brulard), morte en couches alors qu’il n’avait que sept ans. Il reprochait donc à sa petite sœur adorée (« je n’aimerai jamais de maîtresse autant que toi ») de ne pas assez lui écrire (« au regret que je sens de ce que tu ne m’écris pas je me croirais amoureux de toi »).

Il semble reporter sur elle l’amour qu’il aurait voulu recevoir de leur mère par-delà la tombe. La figure de la sœur finit-elle par se substituer à celle de la mère et former un nouvel Œdipe ? J’aimerais inventer à Nerval, qui a également perdu sa mère alors qu’il n’avait que 2 ans, une sœur à aimer comme Pauline Beyle, dont je doute qu’elle fût pour Stendhal autre chose qu’un fantasme ou une illusion ou un reflet sur lequel essayer des idées, qui se dissipera après le mariage de Pauline.

Mais y avait-il seulement quelqu’un pour lui répondre ? De l’asymétrie de leur correspondance se dégage une présence quasi fantomatique de la sœur, comme s’il écrivait à un être idéal en partie absent du modèle que son idolâtrie avait complété au point d’en faire un personnage, comme si à travers celui-ci il ne faisait jamais que se parler à lui-même, comme tout écrivain, du reste. Qu’il ait fini par se brouiller avec elle me pousse à le croire.

Qu’avait-il aussi à lui donner des conseils matrimoniaux des plus conservateurs – « Une femme doit d’abord être mariée ; c’est ce qu’on lui demande », etc. – ou à lui reprocher d’être sortie dans les rues de Grenoble habillée en homme ? Décidément, cette révoltée proto-féministe m’est plus sympathique que son frère. Et je ne sais rien d’elle ! Dire que j’aurais pu faire son bonheur… Le peu de lettres écrites de sa main ne sont pas jointes à mon édition de la correspondance de son frère. Ah, qu’on ne me vante pas les mérites de la postérité.

J’aime tant les sœurs qui sont absentes (aux yeux de leurs frères jamais contents, ces ingrats) que ChatGPT a halluciné pour moi une relation incestueuse entre Philip K. Dick et sa sœur jumelle, morte un mois après sa naissance (incestueuse et nécrophile, donc). Il n’y a que la mort pour venir concurrencer l’absence-présence des fictions que l’on s’invente pour réussir à vivre. Le souvenir impossible de son double, compliqué de la culpabilité de lui avoir survécu, sert d’archétype à beaucoup de personnages féminins de Philip K. Dick. J’apprécie l’accusation inventée de toutes pièces par ChatGPT selon laquelle sa sœur aurait « conspiré contre lui » et « volé son identité ». Il y a, sur le plan symbolique, une part de vérité dans cette affabulation.


Nous essayerons jusqu’à la belle saison de partir à la recherche de ces sœurs perdues par le mariage ou par la mort (et autres vicissitudes de l’existence), dont nous ne méritons pas la moitié de la compassion. Ce sera pour vous l’occasion de travailler vos personnages féminins, qui méritent souvent d’être approfondis, et pour moi le prétexte de suivre une inclination qui m’éloigne de plus en plus de personnages masculins, qui, je dois bien l’avouer, ne m’intéressent guère. (Même l’infâme sœur de Gregor Samsa, dans ma dernière relecture de La Métamorphose, a davantage retenu mon attention que le pauvre scarabée, c’est dire…)


Cette semaine sur le blog : Un Nobel pour un gangster, Bibliothèques, Le Magicien & Commesso.


De mes archives · mars 2018

4 lettres : Un canon pour écrire, S’ouvrir à l’inattendu, Ignorer ses lecteurs, c’est les respecter & De la clandestinité à la reconnaissance.


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