Les sœurs de Monelle

Un baiser de pitié pour nos sœurs.

Les sœurs de Monelle
Georges de La Tour, La Madeleine au miroir (détail), v. 1635-1640. Source : National Gallery of Art.

Nos sœurs perdues comportent un sens caché ; elles sont aussi celles que la société répudie mais exploite, que la morale rejette dans l’obscurité transie, que l’histoire oublie mais sollicite sans cesse : elles sont les petites prostituées au grand cœur qui ont tant fasciné les écrivains sentimentaux du XIXe siècle qu’elles en sont devenues un cliché. Pour ma part, c’est la naïveté de ces écrivains qui m’a toujours fasciné et parfois touché. Que ces êtres par ailleurs intelligents aient pu voir dans une passe autre chose qu’une transaction, mettons un geste de bonté ou d’espoir, est un témoignage édifiant de la séparation de l’intelligence et de la sensibilité.

Ces femmes, qui louaient leurs corps souvent dès l’enfance, concevaient pour leurs clients un spectacle censé leur donner l’illusion d’être uniques. Les autres sont des brutes, mais toi tu me comprends ; partons ensemble, veux-tu ? C’est une illusion dont souffrent particulièrement les écrivains, que vient encore gâter la manie de donner à une histoire un nombril appelé protagoniste. Voilà, c’est l’égocentrisme flatté des écrivains qui me touche ; c’est la preuve qu’ils sont humains. Mais en louant seulement son corps, la prostituée défend son âme, qui reste pure de toute emprise de sentiment et suscite chez ses admirateurs des songes de madone. (J’utilise ces mots d’âme et de pureté avec tous les guillemets et le dégoût qui leur siéent.) Ces candides étaient peut-être séduits par le joli contraste de l’obscène et du divin, du commerce de la chair et du commerce de l’esprit. La vie n’est pas si symétrique et c’est un tort de l’intelligence de vouloir ainsi l’ordonner. Les sœurs perdues ne sont pas plus obscènes que divines, et les rejeter dans l’une ou l’autre catégorie revient à nier la complexité de leur existence. La vie est brouillonne, et parfois triste.

Parmi leurs adorateurs, il y eut Thomas De Quincey, dont l’ironie était peut-être une défense contre le souvenir d’Anne, morte de tuberculose. Il y eut Marcel Schwob, qui aima Louise, une jeune ouvrière qui se prostituait également pour survivre, morte du même mal. On ne dira jamais assez les effets de la tuberculose sur la littérature ; c’est en souvenir de Louise que Schwob a écrit Le Livre de Monelle, peut-être mon préféré de son œuvre.


Marcel Schwob voit dans Monelle et ses sœurs des oracles et des initiatrices, non pas à la sexualité, mais à la spiritualité, c’est-à-dire à l’imagination, qui repartent dans la nuit même dont elles ont émergé aussitôt qu’elles ont transmis leur message. C’est « une tâche de bonté » en dehors de laquelle elles demeurent inaccessibles. Ces femmes-enfants, ces presque saintes ne sont pas faites pour rester dans la société (encore moins fonder une famille), dont elles occupent les marges et les interstices pour s’assurer que la vie se renouvelle. « [Elles] étaient peut-être cruelles et obscènes. Ce sont des créatures de chair. Elles sont sorties d’une impasse sombre pour donner un baiser de pitié sous la lampe allumée de la grande rue. En ce moment, elles étaient divines. » Le narrateur est leur apôtre.

La première partie, « Paroles de Monelle », est ainsi écrite comme un bréviaire ou un testament, au sens religieux du terme, qui suffirait à n’importe quel écrivain amateur. En tout cas, les préceptes et aphorismes de Monelle me suffisent. L’élément de contradiction qu’ils contiennent (la tension de vie ainsi révélée) me fait penser au zen : « Détruis, car toute création vient de la destruction », « rien n’est nouveau en ce monde que les formes », « N’attarde pas le moment : tu lasserais une agonie », « Ne te mire pas dans la mort ; laisse emporter ton image dans l’eau qui court ». Impermanence, me voici.

Dans la deuxième partie, « Les sœurs de Monelle », Marcel Schwob livre une série de contes exotiques ou archaïsants, remplis de jeunes filles malheureuses et de princes introuvables, de magiciens lointains et de reines cruelles. Chacun est consacré à un type de femme, l’Égoïste, la Voluptueuse, etc. La plus terrible est l’Insensible, qui « ne voyait aucune jeune fille ni aucun jeune homme parce qu’elle se mirait dans leurs regards ». Quand elle finit par se voir dans un miroir de sang (mais est-ce réellement son reflet qu’elle aperçut ?), elle devint « une fameuse prostituée et une terrible égorgeuse d’hommes ». Ma préférée est la Rêveuse, punie d’avoir substitué à la réalité « le grouillement des merveilles » qu’elle connaissait des contes de son père. Elle mourut seule au lieu d’épouser l’homme qu’on lui avait désigné. N’est pas plus enviable le sort de l’Exaucée, qui se rêvait en Cendrillon, avait un chat comme marraine et prit un corbillard pour le carrosse de son prince. Aucune fin heureuse. Beaucoup doivent se résigner ou apprendre la patience. À notre tour de leur donner « un baiser de pitié ».


Cette semaine sur le blog : Se publier & Pas de solution.


De mes archives · avril 2018

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