L’homme vestigial

Pouvoir, liberté et peur.

L’homme vestigial
Benjamin-Constant, Judith (détails), v. 1886. Source : Metropolitan Museum of Art.

Il y a, dans Vertigo, deux mots qui reviennent à trois reprises : pouvoir et liberté. La première fois, c’est le vilain Elster qui les prononce avec la nostalgie d’un temps où les hommes avaient le pouvoir d’agir impunément, de répudier leur femme et les priver de leur enfant, apprend-on chez le libraire, de tuer et voler sans vergogne, apprend-on à la fin. Remarquez qu’Elster fait précéder la liberté par le pouvoir, car pour ces brutes elle n’est jamais autre chose que le pouvoir discrétionnaire d’agir comme bon leur semble. Quand Scottie prononce les mêmes mots, il en inverse l’ordre, d’une part parce que nous sommes dans la seconde partie du film, où tout est inversé, d’autre part parce qu’il exprime le point de vue des faibles sur les puissants. Et les faibles ne connaissent pas d’autre liberté que de vivre et laisser vivre.

Une partie du problème des masculinistes qui nous emmerdent tant en ce moment (et dire que nous en avons encore pour 15 ans au moins) tient au fait qu’ils semblent considérer les femmes comme une espèce à part de l’humanité, au mieux à séduire et protéger, au pire à abuser et enfermer. À part. C’est comme s’ils avaient grandi sans mère ou tante ou sœur ou amie et avaient soudain rencontré, à la puberté, une espèce extraterrestre qui les aurait effrayés autant par ses dissemblances que par ses ressemblances avec eux. Comme dans L’invasion des profanateurs, il ne peut s’agir que d’un complot visant à les remplacer, ces derniers vestiges du mâle (comme cet accent circonflexe sied à leur vanité), de prendre leur apparence et leur métier, leur fonction et leur rôle dans la société.

Sur quelque planète oubliée de l’Ékumen, qui est peut-être ou peut-être pas celle de La Main gauche de la nuit (il faudrait qu’un jour je finisse par la lire), Ursula K. Le Guin a sans doute déjà imaginé une société humaine où les femmes se suffisent à elles-mêmes, notamment pour leur reproduction, par quelque évolution pratique de leur anatomie. Les masculinistes ont peur de devenir des hommes vestigiaux, comme il se dit d’un organe qui a perdu au cours de l’évolution sa fonction d’origine. La peur d’être remplacés par des femmes ou des étrangers ou des trans ou des… Que ce doit être fatigant, d’être ce genre d’homme. Tout semble les effrayer, ces petites choses fragiles, à croire leurs mains brandies, leurs fusées hyperphalliques et leurs camions anguleux, enfin, surtout rien de pseudo-féminin (à leurs yeux). C’est sans doute pourquoi ils sont si mal habillés, des fois qu’un excès d’élégance nous fasse douter de leur dureté ou de leur inclination pour le beau sexe, comme ils disent. Je ne ferai jamais confiance à un homme aussi mal vêtu que … (complétez à vote guise, damnatio memoriae). La prétendue crise de la masculinité, annoncée dès Fight Club, que dis-je, dès La Servante écarlate (1985), n’est pas qu’une crise de la quarantaine qui a mal tourné. Ah, je ne suis sans doute pas le mieux placé pour en parler, même si j’aurais fait un adorable vieux garçon à charantaises. Toute cette rhétorique identitaire est une erreur de définition. Il faudrait adapter le discours anti-consumériste de Fight Club (vous n’êtes pas votre travail, vous n’êtes pas votre armoire IKEA) pour en faire un discours anti-identitaire : vous n’êtes pas votre genre, ni même votre sexe. Vous êtes bien plus que ça.

Les wokes, et leur sympathique idéal de justice et leur moins sympathique dogmatisme, sont aux années 2020 ce que les communistes étaient aux années 1930, un repoussoir pratique pour justifier tous les abus de pouvoir. Vous n’avez pas besoin d’être d’accord avec les uns (l’homme déconstruit n’est pas le remède à l’homme vestigial) pour vous opposer aux autres, que vous n’arriverez pas à me faire nommer (abolitio nominis), tant leur grandiloquence m’afflige. Intéressés à ruiner tout ce que nous chérissons, ne sachant régner que par la peur, ils se condamnent à la solitude des dictateurs, entourés de courtisans aussi hypocrites qu’eux ou de puceaux survivalistes assez bêtes pour les admirer. Il faudrait lever une armée de Judith pour décapiter le mâle.

Le dernier film de Bong Joon-ho tombe à point. Mark Ruffalo y interprète Kenneth Marshall, sénateur raté et chef d’expédition spatiale qui ressemble à un parangon d’homme vestigial. Ses postures guerrières ne masquent pas son incapacité d’agir sans consulter sa femme, le presque cerveau de cet affreux binôme, sans parler de ses faibles chances de survie en cas de combat singulier. Vraiment, quel modèle de virilité. Pour pallier ses échecs en politique, il veut coloniser une planète et l’offrir à une nouvelle race de surhommes, purs et sains et fertiles, prêts à se reproduire à son commandement, en demandant à peu près le consentement de leurs consœurs. L’archétype de l’homme resplendissant, sûr de son droit et de sa force.

Tout comme ma lettre, la satire n’est pas précisément subtile, mais d’une part c’est son mérite (en rendant risible ce qui n’est qu’atroce, elle permet d’en faire la critique), d’autre part il n’est plus temps de l’être. Le grand discours pacifique (mais pas pacifiste : Fight for liberty!) à la fin du Dictateur, où Chaplin a l’impolitesse de prendre la parole à la place de son personnage, ne l’était pas non plus en 1940. C’était nécessaire et incroyablement courageux et incroyablement naïf de sa part (on n’arrête pas des fusées avec des mots, mais il en faut beaucoup, de mots, pour motiver une contre-attaque). Et puis, les innombrables modèles de ce Kenneth Marshall ne sont pas non plus des chantres de la subtilité, défient non seulement les règles de bienséance, mais de probabilité. En cela, ils feraient de très mauvais personnages de roman réaliste, où tout doit être vraisemblable. Ils sont invraisemblables, c’est leur force et ce qui les perdra.

The misery that is now upon us is but the passing of greed – the bitterness of men who fear the way of human progress. The hate of men will pass, and dictators die, and the power they took from the people will return to the people. And so long as men die, liberty will never perish… — Charlie Chaplin.

Cette semaine sur le blog : Indépendant & Mickey 17 – l’homme remplaçable.


De mes archives · mai 2018

5 lettres : Éthique du conseil en écriture créative, 1 & 2, Lire est se perdre, La perfection est dans le geste & Apprendre à apprendre (à écrire).

1 essai : L’enfance retrouvée.


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