Un contour en mal d’empathie

Sur l’éventuelle mesquinerie de Rachel Cusk.

Un contour en mal d’empathie
Mary Cassatt, La Caresse (détail), 1902. Source : Smithsonian American Art Museum.

« Je les enviais parce qu’ils me semblaient mieux lotis que nous, et je ne voyais pas ce qu’ils avaient fait pour le mériter », confie une journaliste à la narratrice de Kudos, le dernier roman de la trilogie Contour de Rachel Cusk. Ou comment l’on crée son propre malheur, et comment le malheur rend égoïste. La narratrice elle-même envie l’existence que mène la journaliste, qui ne réussit à en faire le récit que pour mieux se convaincre de son succès, alors que derrière les apparences, bien des choses cessent d’être enviables : elle n’aime plus son mari et ne l’a peut-être jamais aimé, « et lui non plus ». Cette femme est presque soulagée d’apprendre le divorce de ce couple si haïssable dont elle enviait tout, notamment l’époux, et elle se délecte avec son mari de leurs malheurs – « une belle époque de notre vie conjugale », ajoute-t-elle. « C’était comme si tout ce qu’on avait envié dans cet autre mariage avait été libéré et nous avait été transmis. » Au bout de 10 pages, on apprend que cette amie n’est autre que sa sœur. Et après avoir passé 18 pages à ne parler que d’elle, la journaliste prend congé en disant qu’elle a tout ce qu’il lui faut pour son papier (la narratrice est écrivaine). Ah, que l’envie est guère enviable.

Si Lydia Davis est mon nouvel amour, Rachel Cusk ne cesse de m’horripiler malgré son talent. Et ne me parlez pas de Contrecoup, le mauvais livre qu’elle a consacré à son divorce, où elle annonçait déjà le projet de sa trilogie :

J’ai toujours cru que la seule façon de connaître quelque chose est d’en faire l’expérience, que les formes de savoir les plus vraies sont personnelles. À présent, j’imagine un savoir d’un autre type, sans mise à nu, sans risque : le savoir du voyeur, qui observe, évalue en restant caché.

Elle confie donc à son alter ego Faye le soin de raconter sans se montrer (ou du moins, sans se trahir), ce lâche plaisir du voyeur. Elle n’y parvient que partiellement, tant ce qu’on montre finit toujours par nous révéler. On pourrait résumer les trois romans à une série de conversations qu’elle a avec des amis, des relations professionnelles ou des inconnus, tous très portés sur l’auto-analyse, mais il s’agit plutôt de confessions, dont Rachel Cusk gorge le contour vide de sa narratrice. Et son détachement tant vanté par la critique n’en est pas un (il lui manque la béatitude de l’indifférence), mais évoque davantage le repli sur soi ou un état de dissociation. Recueillir les confessions des autres n’équivaut pas à éprouver pour eux de l’empathie.

On pense bien sûr à Sebald, dont les livres témoignent de la même capacité à transvaser les récits d’un personnage à l’autre, et de celui-ci au suivant, de la même abrasion des données habituelles des personnages et cadres romanesques. On retrouve dans cette trilogie le même désintérêt pour l’intrigue et la vraisemblance de confessions qui s’étalent sur des pages et des pages, d’autant plus incroyables de la part d’inconnus. Mais on ne respire pas chez Sebald cet air de renfermé. Chez Cusk, tout le monde parle de soi et se cure l’ego. Le manque d’égard pour Faye est parfois comique, comme avec cette journaliste qui oublie de l’interviewer, n’y pense même pas.

Pour une trilogie dont la narratrice est écrivaine, il y a peu de choses intéressantes sur la littérature. Des ragots sur l’édition, oui, mais rien, rien, rien qui donne envie de publier ou écrire de bons livres. Et ce manque de générosité se retrouve un peu partout. Tenez, les tâches ménagères, par exemple, dont ses personnages se plaignent assez souvent pour qu’on puisse déceler derrière eux un peu de leur créatrice (je le sais aussi pour avoir lu Contrecoup, où elle s’en plaint tout autant). La journaliste évoque ainsi « le travail domestique outrageant qu’impliquait le fait de fonder une famille », et une autre écrivaine raconte que…

Chez elle, elle évitait généralement de s’occuper des tâches ménagères […], parce que ce genre de corvée la faisait se sentir tellement insignifiante qu’ensuite elle n’aurait plus été capable d’écrire quoi que ce soit. Elle aurait eu l’impression d’être une femme comme les autres, alors que la plupart du temps elle ne songeait pas à sa condition de femme, ou peut-être ne se voyait-elle pas comme telle, car chez elle la question ne se posait jamais. Son mari prenait en charge la plupart des tâches domestiques parce qu’il aimait bien cela et que ça n’avait pas le même impact sur lui que sur elle.

Une femme comme les autres. Parce qu’il aimait bien cela. Mais personne n’aime ça, et ça n’empêche pas de le faire sans se sentir pour autant insignifiant, si ? C’est là où l’analyse de Cusk est superficielle, parce que le problème n’est bien sûr pas le travail domestique, mais la triste image qu’il renvoie d’elle. Le malheur rend égoïste.

Il y a sans doute une part de mesquinerie dans toute entreprise ou existence humaine, mais Rachel Cusk en est si préoccupée que j’aurais tendance à croire que la mesquinerie est dans son regard plutôt que dans le monde. Vous me direz que je confonds la romancière et ses personnages. Soit. Mais à force de ne montrer que des personnages dénués de la moindre générosité, on est en droit de se poser la question, non ? Se tiennent à leurs côtés les jumelles Envie et Jalousie (qu’elle a tendance à confondre), accompagnées de leurs grands frères Narcisse et Ego, et du petit dernier, l’adorable Ressentiment ; enfin, toutes ces belles créatures de l’esprit qui donnent envie d’aérer la pièce après avoir refermé son livre.

J’ai maintenant besoin d’une main secourable pour m’empêcher de tomber à mon tour dans la mesquinerie. Parce qu’il y a aussi de bonnes choses à sauver chez elle, à commencer par sa grande liberté formelle, qui l’émancipe des contraintes si pesantes du roman. Enfin un peu de légèreté !


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De mes archives · août 2018

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