La déchéance d’une sœur

Malgré une certaine ambivalence, sur laquelle je reviendrai, Kenji Mizoguchi pourrait être le saint patron des sœurs perdues. Il montre dans ses films, outre des hommes veules, des femmes courageuses qui tombent dans la déchéance après avoir cherché à protéger un frère et/ou s’être rebellées contre leur sujétion. Lui-même a été soutenu par sa grande sœur Suzuko, que leur père avait vendue comme geisha pour renflouer leurs finances. Elle l’aida à trouver du travail et l’accueillit chez elle après la mort de leur mère en 1915.

Il a sans doute pensé à elle en tournant Les Sœurs de Gion (1936), qui sont deux geishas, l’une traditionnelle et compatissante envers ses clients, l’autre moderne et impitoyable (« Une geisha n’existe que pour donner du plaisir aux hommes. Ils nous paient pour être leurs jouets », « Les hommes sont nos ennemis », « nous devrions les faire souffrir », etc.). Les deux seront également défaites par notre saloperie, de même qu’Ayako, l’héroïne de L’Élégie d’Osaka, sorti la même année. Elle accepte de devenir la maîtresse de son patron pour payer les dettes de son bon à rien de père, qui a détourné de l’argent. Puis délaissée (l’épouse les surprend et oblige son mari à rompre avec elle), elle doit demander de l’argent à une relation de travail de son ancien amant (cette fois, ce sont les études du grand frère qu’il faut payer), en lui laissant entrevoir la possibilité d’une liaison. Comme elle l’envoie balader après avoir pris son argent, elle finit au poste de police, où son père vient la chercher. Mais son frère, qui ignore tout de ses raisons, refuse de la voir rentrer à la maison, sur laquelle elle a jeté l’opprobre par son comportement indigne, etc., etc. (Quand je vous dis que nous ne méritons pas votre compassion.) Elle finit à la rue et sera sans doute obligée de se prostituer pour survivre.

Et malgré son intérêt évident pour le sort des femmes, Mizoguchi s’est mis à tourner des films sur le sujet pour des raisons purement commerciales. Dans son documentaire Kenji Mizoguchi ou la vie d’un artiste, Kaneto Shindō (dont je n’ai toujours pas vu L’Île nue, qui devrait me ravir par son absence de dialogues) cite un extrait d’interview de février 1950, où Mizoguchi explique qu’il s’est mis à tourner des drames dits féminins non par inclination, mais parce qu’à la Nikkatsu, où il a fait ses débuts, il y avait déjà Minoru Murata qui occupait le créneau des hommes. Le studio ne pouvait pas avoir deux réalisateurs qui tournaient le même genre de films (sans doute pour de bêtes raisons de positionnement). Aussi lui confia-t-on comme sujet l’autre moitié de l’humanité, dont il sut montrer les tourments et les espoirs, quasi systématiquement déçus. J’aime le pragmatisme (d’aucuns parleraient d’opportunisme) avec lequel il profita d’une décision commerciale pour réaliser une œuvre aussi personnelle et importante que celle d’Ozu ou de Kurosawa.

Reste la question de son féminisme. Il ne fait aucun doute que sa compassion pour le sort déplorable des femmes était sincère, comme sa sympathie pour les moins favorisées d’entre elles. Il était lui-même grand amateur de prostituées, l’une d’elles le poignarda littéralement dans le dos en 1925 et le studio le mit six mois au vert en attendant que l’affaire se tasse ; je laisse à chacun le soin de juger s’il participait ainsi au système qu’il critiquait. Dans ses films, il donne aux femmes les plus beaux rôles, prend toujours leur parti et à l’inverse, il ne nous montre jamais sous notre meilleur jour. Mais il ne montre pas plus l’espoir, ou la possibilité d’un espoir, pour ces femmes rebelles qu’ils ne filment que pour mieux les faire souffrir à longueur de pellicule, avant d’entériner leur échec et le statu quo. Sa compassion était-elle une forme plus raffinée de sadisme ? Et je n’aborderai même pas ses tentatives de contrecarrer la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka, qui avait tourné dans 15 de ses films, et deviendra la deuxième femme japonaise à passer derrière la caméra.


Cette semaine sur le blog : Générosité & Regarder en arrière.


De mes archives · sept. 2018

4 lettres : La lecture est-elle une fugue ?, Dans la tête d’un écrivain – une improvisation, Voir le monde comme un potentiel de fiction & L’esprit du débutant.


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