Ariane et Astérion
Deux membres d’un même corps.

J’ai récemment eu un échange avec une écrivaine à qui j’ai conseillé de lire ou relire, outre Les Enfants terribles de Cocteau, Les Rois de Cortázar. Je vous avais déjà parlé de cette très courte pièce (1 acte, 5 scènes, à peine plus que 4 personnages), ainsi que d’un conte de Borges, « La Demeure d’Astérion », autre inversion du même mythe, celui du Minotaure. J’aimerais revenir dessus.
Parce qu’il n’y a pas meilleure manière de renouveler un mythe que d’adopter le point de vue des faibles et des vaincus, qui ne sont pas les monstres qu’on nous dit. Parce qu’Ariane et Astérion le Minotaure, demi-sœur et demi-frère par leur mère la reine Pasiphaé, s’aiment malgré les murailles qui les séparent, malgré leur dissemblance et leur ressemblance. Parce que ça me fait plaisir de vous en parler.
« Les frères, dit Ariane, nous semblent toujours moins hommes et moins vivants que les autres, images collées à la nôtre, à peine libres. Cela fait mal de dire frère. Il l’est si peu, trouble déclin de notre mère ! » Qu’on vienne me dire qu’Œdipe et sa mère comptent plus qu’Ariane et Astérion dans notre compréhension. Seule sa « double condition » permet au Minotaure de s’affranchir de cette image de frère à peine distinct de sa sœur, « à peine libre », mais quand même plus qu’elle, qui doit obéir aux hommes. Lui, déjà vaincu, perdu dans sa « sonore solitude de marbre », n’a plus à s’incliner devant eux.
« Les mères ne comptent pas, dit Minos à sa fille. Seul compte le germe chaud qui les choisit et se sert d’elles. » Selon cette règle d’ascendance somme toute bien pratique, Astérion est moins le frère d’Ariane que celui du labyrinthe où le roi l’a cloîtré (« Il m’a fallu le revêtir de pierre pour qu’il ne brisât point mon sceptre »), et ce malgré les suppliques de sa sœur. « Une femme ne sait pas voir, dit encore Minos pour se justifier. Elle ne voit que ses rêves. » Mettons qu’elle voit aussi ses rêves, et envisage, comme les dieux et les poètes[1], le potentiel de vie qui complète l’existence et la renouvelle, au grand dam des tyrans, qui ne rêvent que de stases impossibles. En cela, elle ressemble à son frère, dont la mort exaucera l’idéal de liberté.
C’est cette liberté paradoxale d’Astérion qui attire Ariane (son père l’a promise à Thésée en cas de victoire sur le monstre) et l’effarouche, de « l’horreur de ce qui est différent, de ce qui n’est pas immédiat et possible et permis ».
Oh, peur, éloigne de moi tes ailes obstinées ! Cède la place à mon amour secret, ne brûle pas ses plumes d’un si terrible doute ! Cède la place à mon amour secret ! Viens, frère, viens mon amant, enfin !
Thésée, sans s’en douter (il n’est pas très perspicace), apporte au Minotaure la liberté, sous la forme du fil que lui a confié Ariane. « Si tu lui parles, dis-lui que c’est Ariane qui t’a donné ce fil. » Elle pensait lui suggérer une échappatoire, mais ne prévoyait pas sa réaction – il refuse.
Ici, j’ai été libre, je me suis hissé jusqu’à moi-même en d’innombrables journées. Ici, j’ai été espèce et individu, ma monstrueuse dissemblance s’abolissait. Je ne reviens à ma double condition que lorsque tu me regardes. Seul avec moi-même, je suis un être au tracé harmonieux. Si je me décidais à te refuser ma mort, nous livrerions une étrange bataille, toi contre le monstre, moi te regardant combattre une image que je ne reconnais pas pour mienne.
Mort, il sera entièrement libre et deviendra pour les peuples asservis le symbole de leur lointain affranchissement. Mort, surtout, il ne fera plus peur à Ariane, qui pourra l’aimer tel qu’il se voit, non pas dissemblable, mais comme son pendant masculin. « Je serai entre elle et ton désir », dit-il à Thésée. Il doit la perdre afin de la retrouver, « comme un frère absent et magnifique ».
Cela ne m’étonne pas d’avoir songé en même temps aux Enfants terribles, tout aussi théâtral bien qu’un roman, écrit dans une langue aussi hiératique que celle des Rois, et où il est également beaucoup question de dieux, de songes et de mort. Paul et Élisabeth s’aiment d’un amour jaloux et compliqué du tabou de l’inceste. Ne pouvant s’aimer ni vivre séparés, ils s’écharpent par personnes interposées, qu’ils manipulent et blessent en toute innocence. Surtout Élisabeth, « la vierge sacrée » qui condamne tous ceux qui l’approchent, et que sa folie meurtrière transformera en automate déréglé. Dans le désordre de leur chambre, cette « carapace », ils sont comme « les deux membres d’un même corps », « ces deux tronçons convulsés se réuniraient et ne formeraient qu’un seul corps ». Ils convoitent ce qu’à défaut d’amour, seule la mort permet d’atteindre, « la transparence du monde » (voir aussi « L’éveil de l’hermaphrodite »).
Les vrais monstres ne sont pas dans les cachots mais sur les trônes. Ils tiennent à leur solde les héros meurtriers qui assurent leur mainmise sur les peuples. Les brutes comme Thésée craignent les paroles de leurs victimes, craignent qu’elles dénoncent leurs crimes à la postérité. Malgré l’épaisseur des murailles qui le séparent du Minotaure, le roi Minos sait bien que le vrai prisonnier, c’est lui.
Et dire que ce rustre de Thésée abandonnera Ariane sur une île.
Je suis un héros, cela suffit, il me semble.
Continuez d’écrire,
Th.
Dans un avant-propos à l’excellente traduction de Laure Guille-Bataillon, Cortázar explique qu’il considère le Minotaure comme un poète, « créature double, capable d’appréhender une réalité différente et plus riche que la réalité habituelle ». ↩︎
De mes archives · oct. 2018
5 lettres : Montrer sans nommer, Prémisse de conte fantastique, Le fond, la forme et les équarrisseurs de talent, L’intelligence créatrice & Recentrer le monde.
Vous avez une question ? Posez-la moi par retour d’email.
Vous voulez écrire davantage et mieux ? Adhérez au club d’écriture.
Bloqué(e) dans l’écriture d’un roman ? Sollicitez mon aide.