Comme un fœtus plein d’âme au sourire fidèle
Si comme moi vous avez en ce moment besoin de rire, lisez La Flèche du temps de Martin Amis. C’est ce que j’ai lu de plus drôle depuis un bon moment.
La prémisse en est simple, comme toute bonne prémisse : on suit à rebours la vie d’un protagoniste à l’identité fluctuante, qui commence par mourir, ou plutôt par revenir à la vie, jusqu’à sa naissance, ou plutôt le retour à la mère ; le tout raconté par un narrateur « passager clandestin de son corps » (sa conscience ? son âme ?). Un Tenet intelligible en quelque sorte.
Mais avant de nous intéresser au protagoniste (appelons-le Tod pour le moment), passons un peu de temps, si vous le voulez bien, en compagnie du narrateur, l’heureuse rencontre, l’excellente trouvaille, qui fait un bien meilleur hôte. Le voici :
Je suppose qu’au fond, je suis un sentimental. Imaginez le corps que je n’ai pas et voici ce que vous verrez : un fœtus plein d’âme au sourire fidèle.
Même s’il est parfois d’une perspicacité de poète (« il n’y a rien de plus nu que des yeux humains : ils n’ont même pas de peau qui les recouvre »), sa perception inversée du temps lui fait confondre cause et effet. Le sens de l’entropie en est tout chamboulé. Les vétérans du Viêt Nam vont à la guerre pour se retaper et le monde court à sa création. Le feu construit. C’est Candide remontant le temps, et son optimisme n’est pas si écœurant, presque nécessaire pour supporter la chute dans l’Histoire – et ses horreurs. (Oui, même si dans ce livre on remonte le temps, j’en garde un souvenir de chute. Que voulez-vous, l’Âge d’or est à venir.)
Notre Candide espère qu’après sa chute, le monde deviendra intelligible. Car voir la vie défiler à l’envers donne lieu à des moments cocasses d’absurdité, comme aux toilettes :
Nous le prenons toujours dans le cul tous les matins, comme tout le monde, mais aujourd’hui c’est fini en un temps record. Tod, félicitations : ce savoir-faire de la merde, cette connaissance des lieux d’aisances. J’étais plus ou moins résigné à devoir subir cette demi-heure de larmes pendant toute ma vie. Mais maintenant nous sortons au bout de vingt minutes de larmes seulement.
Ou à New York :
Les taxis jaunes, voilà un système imbattable. Ils sont toujours là quand on en a besoin, même sous la pluie ou quand les théâtres ferment. Ils vous paient immédiatement, sans poser de questions. Ils savent toujours où vous allez. Ils sont formidables. Pas étonnant qu’après, on reste là, pendant des heures, à leur dire au revoir de la main, pour les saluer eux et leur excellent service.
Un monde où l’effet précède la cause est incompréhensible. Mais le narrateur semble le seul affecté par cette inversion de la flèche du temps, aussi se dit-il que le monde n’est pas à blâmer s’il est illisible, c’est lui qui manque de maturité, etc. Pauvre Candide – tout de même pas si candide que ça, car l’accable le double spectacle de la souffrance et de la laideur : les médecins (qui l’horrifient) ouvrent les plaies, les éboueurs déversent les immondices dans les rues et les ivrognes ravalent leur vomi. Le narrateur est un sensible, tout ça le peine immensément. Mais il n’aimerait sans doute pas donner l’impression de voler la vedette à Tod, dont il habite le corps sans pour autant connaître ses pensées. Oui, parlons de Tod.
Il faut vous endurcir le cœur à la douleur et à la souffrance. Et vite. Disons, au plus tard, tout de suite.
Après les débuts lents et grinçants de la fin de vie, on découvre en Tod (il s’appelle ainsi pour le moment) un vigoureux médecin (effroi du narrateur) coureur de jupons (second effroi de cette fleur bleue). Il semble cacher ou fuir quelque chose. Son passé ? « Un seul d’entre nous connaît ce secret. Il ne le dévoile pas, c’est peut-être ce qu’il y a de mieux à faire avec les secrets. » C’est d’ailleurs ce manque de franchise que lui reprochent les femmes qui ne se contentent pas de coucher, mais veulent aussi, les imprudentes, vivre avec lui. « Le vrai Tod. Bien sûr, moi aussi je suis curieux. Le vrai Tod : montrez-le-moi. Mais est-ce que je suis sûr de vouloir vraiment regarder ? »
Un indice tout de même : « Tod n’arrive pas à parler et à sourire en même temps », comme si pour sourire il devait faire un très gros effort qui lui demandait toute son attention. Cela ouvre des abîmes de souffrance ou d’inhumanité, non ?
Le temps passe. Arrivé à New York, Tod change d’identité et devient John. Toujours médecin, il continue son œuvre de démembrement à l’hôpital ; toujours grand coucheur, il continue de ne pas se confier. Le temps passe. On prend un transatlantique pour revenir en Europe après la guerre. 1948, John a 31 ans, il change à nouveau d’identité et devient Hamilton. Le narrateur continue d’espérer. Au Portugal, il lui arrive « les nuits sans étoiles, de lever les yeux et d’envisager la possibilité hilarante d’un monde qui deviendrait bientôt compréhensible ».
« Le monde va commencer à être compréhensible… », nous annonce-t-on au début du cinquième chapitre, exactement aux deux tiers du livre. Protagoniste et narrateur ne font plus qu’un (jusqu’à la fin du sixième chapitre). C’est la guerre, et la guerre donne un sens au monde, et dans ce monde inversé, dans sa logique comme dans sa morale, toutes deux tordues, la guerre crée un peuple, un « peuple du temps ». Mais la béatitude des atrocités ne dure pas. « Le monde est de nouveau incompréhensible », note le narrateur au début du septième chapitre. On est déjà avant la guerre.
Oh, Tod (ou John, ou Hamilton), qu’as-tu fait en Europe pendant la guerre ? Ton secret nécessite d’inverser la flèche du temps pour raconter ta vie et tenter de rendre intelligible un monde devenu fou, comme une démonstration par l’absurde des errements du genre humain.