Pour nos fantômes

Où l’on délivre les morts de la violence des vivants.

Pour nos fantômes
Odilon Redon, Je vis dessus le contour vaporeux d’une forme humaine (détail), v. 1890.

L’Autre Monde et celui-ci vont de nouveau se confondre, les morts tituberont parmi les vivants et les vivants, mine de rien, persisteront à se massacrer. La vie n’est pas toujours là où on l’attend.

J’ai un penchant pour l’horreur tant qu’elle contient une part de tendresse (l’horreur n’est pas le dégoût de l’autre, mais une répulsion mêlée d’effroi, son ignorance crasse n’exclut pas la possibilité de compatir, du moins dans mon idéal, bien éloigné, je vous l’accorde, des stéréotypes du genre). Que l’horreur ne soit donc pas trop gore, ou d’un gore si outré qu’il en devient grotesque, à la manière des bouillons de sang que je verse à chaque mort dans un jeu vidéo. Le photoréalisme des jeux modernes ajoute au grotesque, les pixels de Doom étaient plus suggestifs.

L’horreur, par sa hantise pour tout ce qui est inconnu et étranger, est profondément, intrinsèquement xénophobe, même si on peut être de gauche et réaliser de très bons films d’horreur (et quelques nanars) comme John Carpenter. Jacques Tourneur confiait à Tavernier sa vision aux antipodes des classiques du genre :

Je déteste l’expression « film d’horreur ». Moi, je fais des films sur le surnaturel, et je les fais parce que j’y crois. Je crois au pouvoir des morts, aux sorcières.
… le monde des morts […] cherche à entrer en contact avec nous. Ce monde qui est beaucoup plus puissant que le nôtre. On parle toujours du problème des minorités. Nous sommes, nous autres vivants, une véritable minorité face aux morts… Mais il est exaspérant que l’on présente toujours les puissances surnaturelles comme des forces maléfiques. Pourquoi ce racisme ? Si elles existent et si elles étaient maléfiques, il y a longtemps que nous aurions été balayés…
J’ai toujours essayé dans mes films de suggérer ce monde surnaturel et de ne pas le caricaturer. Je ne me moque pas des extra-lucides, des médiums, des forces étranges. Sur le plan dramatique, le résultat est plus efficace. Moins on voit, plus on croit. Il ne faut jamais imposer sa vision au spectateur, plutôt l’infiltrer petit à petit.

Le seul défaut d’Halloween est que ce ne soit pas toute l’année ; une vie saine et équilibrée devrait inclure sa part de monstruosités et d’abominations simulées pour nous permettre de supporter les vraies. Heureusement, il y a le bizarre et l’étrange.


Le regretté Mark Fisher a consacré à ces deux émotions esthétiques, à ces deux modes de la sensibilité (ce ne sont pas des genres) un livre incontournable, The Weird and the Eerie. (L’anglais a ce charme que le français n’a pas, il peut exprimer davantage de nuances de l’étrange : strange, odd, weird, uncanny, eerie, etc. La faute sans doute au rationalisme français.)

Le bizarre (weird) n’est pas l’horreur, il ajoute à la répulsion un élément de fascination. De cette ambivalence envers le monstrueux est né Lovecraft, le plus monstrueux étant peut-être sa descendance d’imitateurs, mais sa lignée n’est pas unique. Le bizarre est marqué par une discordance, un sentiment de non-appartenance, quelque chose existe qui ne devrait pas être là. Cette présence inhabituelle au sein d’un cadre habituel, régi par les lois naturelles, provient d’au-delà l’horizon de la perception et de l’entendement humains. Il y a ainsi l’idée d’une frontière traversée, de contact entre des mondes incommensurables, interface aussi fragile et perméable que l’esprit du narrateur qui constate l’intrusion, s’en approche et disparaît, dans la folie ou la mort ou pire, l’altérité même qu’il cherchait à repousser. Lovecraft serait-il encore Lovecraft sans son racisme ? Toutes ses histoires, saturées d’un savoir occulte créé de toutes pièces, se ressemblent et manquent de suspense. En lire une, c’est toutes les lire (et j’en ai lu beaucoup). Cela dit, j’aimerais bien que nous reprenions ensemble Le Cauchemar d’Innsmouth (The Shadow over Innsmouth), peut-être ma préférée, pour un salon du club. Qu’en dites-vous ?

Si le bizarre se signale par l’incongruité d’une présence, l’étrange (eerie) est quant à lui « constitué par l’échec d’une absence ou par l’échec d’une présence ». Quelque chose est présent et ne devrait pas l’être ou quelque chose manque et ne devrait pas manquer. L’étrange implique l’inconnu et une forte spéculation le concernant. Le savoir dissipe l’étrange alors qu’il renforce le bizarre, dont le pouvoir de répulsion tient à son excès de présence. L’étrange est autre, on ne sait pas ce que c’est, ni même s’il y a vraiment quelque chose. Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, avec ses ondulations de prémonitions à retardement, relève de l’étrange.


Je lisais récemment une histoire de fantômes comme je les aime, « Lost Animals » de Geoff Manaugh (par ailleurs auteur de l’excellent BLDGBLOG sur l’architecture), qui compare donc les fantômes à des animaux perdus. « Leur but n’est pas de vous blesser ; ils n’ont tout simplement nulle part où aller. » Leur présence n’a rien de spectral ou d’étrange. Le chasseur de fantômes qui raconte l’histoire les tabasse avec une batte de baseball pour les expulser des lieux qu’ils hantent. Que sont-ils sinon des êtres qui refusent de céder la place, des squatteurs ? À force de vivre la nuit, les yeux écarquillés par les drogues qu’il prend pour tenir le coup, il finit par ressembler à ses proies, dont l’exorcisme sert d’exutoire à sa violence. — Eh, peut-être est-ce lui le véritable intrus. Leur ressemblant, il va se mettre à leur place et tenter de les aider à achever leur transformation, à sublimer leur condition. Dans une scène qui renverse la trajectoire habituelle du bizarre, un fantôme recueilli et « soigné » par le narrateur lâche enfin prise et disparaît dans l’au-delà. Geoff Manaugh a compris qu’une histoire de fantômes moderne ne pouvait pas se contenter d’exorciser les vivants de la présence des morts, mais qu’il fallait aussi délivrer les morts de la violence des vivants. Il reste à écrire un éloge des fantômes.

Transformations - Contreforme
Grand cycle d’écriture célébrant toutes les transformations, leurs beautés comme leurs complications.

Cette lettre appartient à un grand cycle d’écriture consacré aux transformations.