De la ténacité

Où le talent s’acquiert par le travail.

De la ténacité
Pierre Puvis de Chavannes, L’Espérance (détail), 1872. Source : The Walters Art Museum, Baltimore.

J’apprends en lisant son portrait dans The New York Times Magazine (daté du 27 septembre 2018) que Deborah Eisenberg met environ un an à écrire une nouvelle. Un an ! Elle a publié à ce jour (elle vient d’avoir 78 ans) cinq recueils de nouvelles. Ce qu’il faut de ténacité pour persévérer un an sur quelques dizaines de pages, malgré la perplexité où cela nous plonge, et l’indécision et les vagues de découragement desquelles émerger en tapant du pied pour, vite, reprendre son souffle et avancer tant qu’on peut de quelques brasses. Deborah Eisenberg, j’ai de vous, caché je ne sais où depuis quinze ans maintenant, votre recueil Le Crépuscule des super-héros paru aux éditions de L’Olivier. Il est peut-être temps pour moi de l’ouvrir. Il est peut-être temps de lire une sœur.

Je crois qu’il est important de savoir, sans modestie déplacée, à quelle famille d’écrivains l’on appartient, la branche Flaubert-Nabokov du labeur obstiné, ou la branche Stendhal-Cocteau de l’impromptu inspiré ? Et les croisements sont bien sûr possibles, et ce n’est pas parce que vous excellez dans l’impromptu qu’il vous faut négliger toute discipline. Stendhal, dont le charme était d’après Julien Gracq « de ne vouloir que par machine, et de ne pouvoir que par laisser-aller », écrivait dans Vie de Henry Brulard : « Si j’eusse parlé vers 1795 de mon projet d’écrire, quelque homme sensé m’eût dit : “Écrivez tous les jours pendant deux heures, génie ou non.” Ce mot m’eût fait employer dix ans de ma vie dépensés niaisement à attendre le génie. »


Il est intéressant de noter ici que les Américains, en cela plus égalitaires que nous, ont tendance à opposer le travail au talent (sous-entendu inné ou acquis très tôt par une éducation privilégiée), alors qu’un Français opposerait plutôt le génie inconstant et électif au talent obstiné, et valoriserait davantage le premier, en tant que prédisposition d’un tempérament artiste, aux dépens du travail. Qu’il nous manque un strict équivalent de craft (le savoir-faire d’un artiste ou d’un artisan) prouve assez le peu d’intérêt qu’on lui accorde. Dire ici qu’un écrivain a du métier, c’est presque l’insulter. Faussaire, va ! Sans doute parce qu’en France, c’est mal élevé de montrer l’effort ou d’insister dessus. Il faudrait que le comble de l’artifice paraisse le comble du naturel. L’élégance dans la nonchalance. J’en reviens au travail et au talent : j’ai pour ma part l’impression qu’il s’agit de la même chose, que le talent s’acquiert par le travail, c’est d’ailleurs la raison d’être de ce club.

Pour se rendre compte de la différence de perception du talent entre nos deux cultures, il suffit de lire « The Writing Life » d’Alexander Chee, un essai de son recueil How to Write an Autobiographical Novel. Il s’y rappelle l’enseignement d’Annie Dillard à l’université Wesleyenne (Wesleyan University), notamment ce qu’elle pense du talent :

J’avais détesté l’idée d’avoir du talent. Je ne pouvais pas respecter ça, et d’après mon expérience, personne d’autre ne le pouvait. Qu’on me dise talentueux à l’école ne m’avait attiré que des moqueries. Je voulais travailler. Le travail, je pouvais le révérer. Annie était du même avis.
Le talent ne suffit pas, nous avait-elle dit. Écrire, c’est du travail. Tout le monde peut le faire, tout le monde peut apprendre à le faire. Ce n’est pas sorcier, c’est une question d’habitudes mentales et d’habitudes de travail. J’ai commencé avec des gens bien plus talentueux que moi, a-t-elle dit, et ils sont morts ou en prison ou n’écrivent pas. La différence entre eux et moi, c’est que j’écris.
Le talent peut ne rien donner. Sans travail, le talent n’est que du talent – une promesse, pas un aboutissement. Je voulais savoir comment passer du statut de débutant chanceux à celui d’écrivain, et c’est elle qui me l’a appris.

Une bonne manière de couper court à l’indécision est de créer une forme de pression et s’y soumettre coûte que coûte, que ce soit une échéance ou le nombre minimum de mots à écrire par jour ou une combinaison des deux. Bref, travailler, « génie ou non ». Rien de tel pour réprimer ses doutes, car « attendre le génie », c’est surtout attendre que vienne la peur qu’il ne vienne pas. Et la peur fige le peu d’élan qu’on gardait en soi. Aussi : creuser sa propre tranchée, ignorer ce qui du monde n’y rentre pas (cette éclipse de presque tout) et n’en émerger qu’une fois transformé. Dans la plupart des cas, faire quelque chose, n’importe quoi, vaut mieux que de ne rien faire. Vous pourrez toujours supprimer par la suite.

Sans cette pression, vous ne saurez jamais quelles ressources d’inventivité vous recelez. Un vieux principe narratif, qui veut que la vérité d’un être se révèle sous la pression croissante des événements, est aussi applicable à l’écrivain. Non seulement la pression nous transforme, mais elle nous révèle.

Si vous vous surprenez à lambiner, pensez à la scène de Lost in Translation où Bill Murray tourne une pub pour un whisky. Le réalisateur ne cesse de l’interrompre pour lui demander, dans un mélange de japonais et de (très) mauvais anglais, de jouer avec « plus d’intensité » (« More intensity! »). Devenez cet emmerdeur.

More intensity!

Et tout ça, on ne le fait que pour soi, pour se sentir vivre un peu plus, et très éventuellement lancer une conversation intéressante.

J’ai besoin de temps en temps de converser le soir avec des gens d’esprit faute de quoi je me sens comme asphyxié. — Stendhal, Vie de Henry Brulard.
Transformations - Contreforme
Grand cycle d’écriture célébrant toutes les transformations, leurs beautés comme leurs complications.

Cette lettre appartient à un grand cycle d’écriture consacré aux transformations.