À vos symboles

Pourvu qu’elles soient étranges, les images sont des invitations à la spéculation.

À vos symboles
Odilon Redon, Portrait d’Arï Redon (détail), v. 1898. Source : Art Institute of Chicago.
Comme l’imagination est la vie, personne ne naît sans imagination, sauf l’enfant mort-né, mais ceux qui réduisent leur imagination autant qu’ils le peuvent, nient, autant qu’ils le peuvent, leur propre humanité et leur divinité qui est cette humanité. — Northrop Frye, Fearful Symmetry. A Study of William Blake.

La littérature est la langue de l’imagination, et l’enfant son interprète de prédilection. Il a un rapport privilégié, immédiat, aux très fortes images mentales qui remontent d’un fond qui lui semble presque étranger. S’il apprend à les cultiver, elles deviennent les symboles récurrents du mystère de son être. Ce foisonnement intérieur l’isole du monde extérieur – l’imagination est une solitude, qu’il a beau défendre de son mieux contre l’ingérence des grands, dont il entend au loin les murmures sacrilèges, il a tendance à la perdre quand les adultes s’acharnent à lui « apprendre la vie », ou ce qu’ils nomment la vie.

À l’instar du Festin nu, dont elle perpétue le souvenir d’un bric-à-brac génial, La Foire aux atrocités de J. G. Ballard est un catalogue d’images saisissantes d’étrangeté qui nous invitent à spéculer sur les mondes qu’elles entrouvrent. « L’étrange, écrivais-je, implique l’inconnu et une forte spéculation le concernant. » Je vous épargne les collisions de chair et de tôle annonciatrices de Crash, il y a mieux, comme ceci que je pioche au hasard, où l’on voit sans conteste que Ballard occupe une position médiane dans ce que j’appelle l’axe Burroughs–Cronenberg : « Les radiographies du fœtus révélaient une absence de placenta et de cordon ombilical. » Comment ? Pourquoi ? Qu’importent les raisons, quand les images sont assez évocatrices pour se muer en axiomes indiscutables. Pourquoi La Métamorphose ? Parce que.

Ce que je relève n’est pas ce que vous relèveriez si vous étiez à ma place. Les images des autres éclairent et nous révèlent une part des visions latentes que nous portons en nous. De là l’importance d’une culture personnelle pour sonder sa propre imagination. Voici une sélection d’images de La Foire aux Atrocités que je trouve intéressantes :

Les Madones survolent Londres comme d’immenses nuages. […] Il en passe des centaines, qui disparaissent ensuite dans la brume au-dessus du Queen Mary Reservoir de Staines, comme une procession de divinités marines.

Il était venu en apportant en cadeaux le Soleil et les quasars et il avait préféré les sacrifier à ce Soldat inconnu maintenant ressuscité pour retourner dans sa Flandre natale.

Les déserts recèlent une magie particulière, parce qu’ils ont déjà épuisé leur futur et sont par conséquent libérés du temps. Tout ce qui y est érigé, ville, pyramide, motel, s’y élève hors du temps.

Je suis toujours surpris de m’apercevoir que j’habite au niveau d’un immense paysage marin.
Cette même impression de monde marin secret me vient à l’esprit quand je roule dans les collines qui surplombent la Côte d’Azur. Quand on laisse derrière soi la bande côtière composée de marinas et d’autoroutes, on croit pénétrer dans la Provence d’il y a cent ans, un paysage cézannien fait de villas retirées aux toits de terre cuite. Il y a aussi, depuis un point d’observation situé au-dessus de Grasse, cette vue étonnante d’une multiplicité de rectangles bleus taillés dans le flanc de la montagne – les piscines. Dans cent mille ans, lorsque la race humaine aura disparu, des visiteurs venus des étoiles observeront ces puits de béton asséchés, souvent décorés de tritons et d’emblèmes solaires. De quoi s’agissait-il – d’autels marins submergés ? Est-ce tout ce qui reste de ces machines à remonter le temps que les gens d’alors utilisaient pour s’échapper de leur planète ? Des symboles tridimensionnels dans une géométrie rituelle, des maquettes d’états d’âme, des offrandes votives à la mer lointaine ? On éprouve la même impression lorsqu’on survole Beverly Hills.

Il y a même une anticipation (en même temps qu’une inversion de son postulat horrifique) de la prémisse d’Alien :

À l’époque des vols Apollo, j’espérais parfois que l’un de ces vaisseaux spatiaux reviendrait avec un membre d’équipage supplémentaire à son bord, parfaitement accueilli par les autres qui le protégeraient même du monde indiscret.

L’Encyclopédie des maladies imaginaires de Bernouli, qui est une invention de Ballard, pourrait contenir un article sur la littérature. En attendant, le temps s’évapore comme l’eau des piscines, et l’on voit déjà comment relier entre elles, si jamais il le faut, certaines de ces images. Elles tiennent cependant très bien toutes seules comme amorces ou prémisses de vos contributions du week-end.