De l’amour (non partagé)

Dont seraient faits les romans.

De l’amour (non partagé)
Agnes Pelton, Mother of Silence, 1933. Source : New Mexico Museum of Art, Santa Fe.

C’est vérifié : mes journées, pour bien démarrer, doivent commencer avec un livre enthousiasmant en main, si ce n’est plusieurs. Ça me requinque davantage qu’un café. Cela vaut aussi pour les semaines (au-delà, je ne sais pas, j’ai déjà bien du mal à me projeter jusqu’au week-end). J’ai reçu lundi matin un plein carton de livres commandés sur le site d’un éditeur et écrivain londonien, Charles Boyle, fondateur de CB editions. À mon retour de l’école de ma fille aînée (en dehors des salons du club, le peu de vie sociale que je conserve est pourvu par mes enfants), j’ai retrouvé le carton posé à même la boîte aux lettres. Dedans, ma commande de près de 77 livres sterling, soit l’équivalent, en janvier 2024, de 6 livres imprimés en Angleterre, dont le très savoureux An Overcoat. Scenes from the Afterlife of H.B. de Jack Robinson, pseudonyme de Charles Boyle.

Le résumer hâtivement ne dirait rien de la joie qu’il m’a procurée (je revis !), tant l’essentiel de son charme tient au ton désinvolte et à l’érudition de son auteur (mais aussi et surtout à sa cadence de flâneur indifférent à la vraisemblance de ce qu’il raconte, et dont les pas de côté sont autant de notes de bas de page ajoutées à l’œuvre de ses précurseurs), à qui il n’a pas échappé que son patronyme différait de seulement une lettre de celui dont il est question ici : l’insaisissable Henri Beyle, ou Stendhal et sa centaine de pseudonymes.

À la page 37, l’auteur s’invite dans son propre roman pour contredire ou tenter de contredire M, attablée avec le fantôme de Beyle, sur une question d’ordre littéraire (nous approuvons cette initiative, quand bien même elle serait vaine – la plupart des gens ne comprennent rien à la littérature, ne la lisant pas ; et il est toujours inutile de réfuter une ineptie, car c’est parler le langage de l’intelligence à ceux qui précisément en manquent, on ne peut donc que se taire ou changer de sujet de conversation ; ce n’est pas une perspective qui m’enchante). Tout fantôme qu’il est, Beyle continue d’aimer Matilde Dembowski (la Métilde des Souvenirs d’égotisme), rencontrée à Milan, et dont M serait la réincarnation littéraire et moderne. Matilde le rejeta après qu’en juin 1819, maladroitement déguisé sous le manteau éponyme de ce roman, il l’eut suivie jusqu’à Volterra, où elle allait rendre visite à ses fils. Il y a à la page 23 de ce livre une phrase qui pourrait bien être vraie : « Tous les romans […] parlent d’amour non partagé. »

L’une des preuves les plus sûres de l’amour est de se surprendre à penser en son absence à l’être aimé. (L’étourdi que je suis le note ici pour s’en rappeler.) Penser est sans doute trop faible, tant cette absence nous accapare, devient pour nous le seul monde à habiter ou à hanter. « L’absence favorise la rêverie et le modelage de l’être aimé par l’imagination », écrivait Ramon Fernandez dans son essai sur Proust. Où est-il et en quelle compagnie se trouve-t-il ? Son silence suite à mon dernier message cache-t-il un autre amant ? Une vexation ? L’indifférence ? Chez Stendhal, et chez Proust encore plus, la spéculation devient assez vite l’expression d’une jalousie panique, quasi consubstantielle à l’amour. L’être aimé, écrit Fernandez, « n’inspire de l’amour que dans la mesure où il nous échappe, où il nous oppose son mystère ». La jalousie est dès lors « l’impuissance à posséder l’esprit, la conscience intime de l’être aimé, et l’impuissance à supporter son absence, autrement dit sa présence quelque part loin de nous, hors de notre prise ». Et chez Proust comme chez Stendhal, on aime moins l’être aimé qu’une certaine image projetée sur lui, et qui lui succède. Une fiction.