Synesthésie calendaire

Où l’avenir vous tombe dessus.

Synesthésie calendaire
H. J. Draper, The Lament for Icarus (détail), 1898. Source : Google Arts & Culture. Tate Britain, Londres.

J’ai découvert récemment que tout le monde ne visualisait pas le temps. Je ne parle pas des métaphores qu’on peut en avoir. Chris Marker évoquait ainsi, à propos de Vertigo, « la spirale du temps [qui] n’arrête pas d’avaler le présent et d’élargir les contours du passé ». Non, je parle de ce que vous voyez dans votre tête quand vous pensez à une date ou à une période historique. Rien ? Je me les représente pour ma part, d’aussi loin que je me souvienne (aussi n’ai-je jamais pensé qu’il pouvait en être autrement), le long d’une règle transparente à la gradation fluctuant selon les besoins, qui me traverse la tête de bas en haut, en penchant légèrement sur la gauche. La flèche du temps est orientée vers le haut. La représentation n’est pas purement visuelle, c’est un instinct comme le sens de la gravité pour les plantes.

Cette tour de Pise temporelle que j’ai dans la tête est, me semble-t-il, une synesthésie assez inutile au quotidien, à part peut-être pour entamer la conversation avec son voisin de tablée dans un dîner en ville. Et vous, alors, comment voyez-vous le temps ? Puis, sans même le laisser répondre, vous ajouterez pour ne pas avoir l’air de vous vanter que votre forme est loin d’être la plus spectaculaire. Certains, au lieu d’avoir le temps en tête, le projette autour d’eux, le visualise presque de manière tangible, sans avoir recours à la dernière merveille d’Apple pour augmenter ainsi leur réalité.

Ne m’échappe pas bien sûr l’ironie qui consiste à pouvoir se représenter le temps de manière si linéaire, si continue et rassurante, tout en gardant l’impression qui est la mienne d’un temps éclaté, morcelé comme la banquise, où vous pouvez longtemps dériver à la recherche du moindre passage qui vous fasse avancer, avec l’écriture comme seul expédient pour tenter de le suturer. Je n’ai pour ainsi dire aucune notion d’un temps où les événements s’enchaîneraient selon un ordre linéaire, et constitueraient un récit qui permette de projeter vers l’avenir une identité suffisamment stable. Mais qui l’a ? La vérité est que, dès que j’essaye d’anticiper quoi que ce soit, je me fige. Je suis contraint ici d’avancer à rebours, de tourner le dos à mon propre avenir, et de ne comprendre où je vais qu’une fois arrivé, en regardant les traces laissées sur mon passage pour tenter d’y deviner une perspective, un sens qui survive à l’instant. Le sens de ce que j’écris ne m’apparaît que longtemps après que je l’aie écrit.


Mais voir le temps, c’est aussi profiter d’un réconfort et d’un répit : pouvoir le manipuler dans sa tête, à défaut d’avoir une prise plus certaine sur lui. Ça me rappelle ces puzzles temporels auxquels j’aimais jouer quand je n’avais que ça à faire : SUPERHOT, un jeu de tir minimaliste où le temps s’écoule seulement quand vous avancez, vous permettant d’aligner vos tirs et de survivre aux assauts d’un ennemi en surnombre, ou encore Braid, un jeu de plateformes où vous devez manipuler le temps (le ralentir, l’inverser, etc.) pour avancer d’un niveau à l’autre. Il n’y a parfois que les jeux vidéo pour transposer votre expérience du temps et vous aider à méditer dessus.


Le temps est par convention orienté de l’arrière vers l’avant. Le futur est devant nous, le passé derrière. Le fleuve du temps coule de l’amont vers l’aval. Aussi remonte-t-on le temps comme on remonterait un cours d’eau, vers le passé. Ma conception du temps est inversée. L’avenir de l’humanité est en haut, dans le ciel et l’espace, d’où nous finirons peut-être par redescendre, désorientés par l’absence de gravité. Notre passé est en bas, dans les profondeurs de l’océan maternel d’où la vie a jailli. On plonge dans le passé, on s’envole vers son avenir.

Les chutes me semblent ainsi toujours liées au temps, sont des chutes dans le temps. Le narrateur de la Recherche ne me contredira pas, lui qui trébuche dans un souvenir au moindre pavé « mal équarri ». Si l’on tombe dans le passé, alors l’âge d’or duquel l’Homme a chu nous attend peut-être quelque part dans notre avenir. Vœu pieux.

Nous créons le temps en nous relevant d’une chute dont nous n’avons pas souvenir, peut-être seulement la prémonition confuse, pour tenter de retrouver ce que nous ne savons pas chercher. Seules les Muses, après tout, ont la mémoire du futur, comme l’écrivait si bien Pietro Citati dans La Pensée chatoyante.

Levez la tête. L’avenir vous tombe dessus.