Retour à Solaris

En passant à travers Le Miroir.

Retour à Solaris
Léonard de Vinci, Portrait de Ginevra de’ Benci (détail), v. 1474-1476. Source : National Gallery of Art, Washington.

Un ami m’a fait découvrir un essai vidéo de Pacôme Thiellement sur Solaris de Tarkovski. Les 12 premières minutes sont consacrées à résumer l’intégralité du film, aussi, si vous ne l’avez pas vu ou si comme moi vous trouvez l’exercice assez fastidieux, sautez à la 13e minute de la vidéo, comme ceci :

L’essai vidéo de Pacôme Thiellement sans le résumé de Solaris.

Solaris n’était pas le film préféré de son réalisateur, c’est peut-être ce qui me fait l’aimer davantage. Tarkovski regrettait de n’être pas parvenu à gommer tous les éléments de science-fiction du livre éponyme, fusées, station spatiale, etc., ce qu’il réussirait plus tard dans Stalker. Solaris n’est certes pas aussi personnel que Le Miroir qu’il réalisera après, et pourtant… Les mêmes motifs y sont présents : les corps lévitent, l’eau ruisselle et s’infiltre partout, le souvenir et le rêve se mêlent au point que l’on ne parvient jamais tout à fait à les distinguer l’un de l’autre.

Comme pour Stalker, Tarkovski s’est emparé d’un roman de genre pour l’assimiler à sa personnalité, l’y refondre et s’en servir comme d’un prétexte pour parler de ses propres contradictions. Les livres ne sont peut-être pas tant à adapter (ou à trahir) qu’à utiliser comme étais pour soutenir ses obsessions. Transformez-vous en os où accrocher les muscles de mes films.


La planète-océan Solaris est impénétrable moins par le mystère qui l’entoure que par la conscience humaine qui l’observe, cette visière de scaphandre qui révèle autant qu’elle obstrue la vue, comme je l’écrivais dès ma troisième lettre :

L’océan est un miroir qui nous renvoie notre propre image – notre conscience nous condamne à la solitude. Même en allant dans l’espace, même en rencontrant d’autres formes de vie, l’humanité continue de voir le monde à travers son propre reflet, qui l’empêche de communier avec quelque forme d’altérité que ce soit. L’objet observé sera toujours distant de l’observateur, et il est impossible de combler l’écart autrement que par l’imagination. C’est pourquoi, malgré toute son ingéniosité, la science solaristique demeure impuissante à comprendre la nature peut-être divine de cet organisme planétaire (c’est en tout cas pour Tarkovski l’occasion de contourner la censure soviétique et de parler du contact avec Dieu). Kelvin se détourne à la fin des vérités scientifiques, renonce à comprendre ou plutôt semble accepter que l’amour est la seule intimité possible avec l’univers.

L’univers n’est pas seulement inconnu, il est inconnaissable. L’autre est inconnaissable. Vraiment ? Il se passe dans ma tête tellement de choses qui y restent, et je suppose qu’il en est de même pour tout le monde, que je ne suis pas loin de le croire. De là à affirmer comme Proust que l’amour est impossible entre les êtres… Ah, nous ne pouvons que spéculer – sur l’avenir, l’univers ou l’amour. C’est aussi vain qu’incontournable.


Dans Le Miroir, Margarita Terekhova joue à la fois l’ex-femme du protagoniste et sa mère quand il était enfant. Lui, on ne le voit quasiment pas à l’âge adulte, même si la caméra épouse son point de vue. Quand il tente de se remémorer son enfance, son ex-femme se substitue à sa mère dans une sorte d’inversion du complexe d’Œdipe que je soumets ici à la sagacité des psychanalystes qui me liront. On ne rêve plus de coucher avec sa mère, mais d’être élevé rétroactivement par sa femme, peut-être pour qu’elle nous apprenne à anticiper et éviter nos fautes à venir ? Comme si c’était son rôle…

La vidéo de Pacôme Thiellement a le mérite de m’avoir fait redécouvrir un détail oublié du ce film : la citation du Portrait de Ginevra de’ Benci de Léonard de Vinci. En le juxtaposant à des plans de Margarita Terekhova, Tarkovski a voulu la comparer à cette femme qui fait la gueule (à ses côtés, Mona Lisa passerait presque pour enjôleuse) dont il est impossible de dire « si elle nous est sympathique ou bien désagréable » (Le Temps scellé). C’est cette ambivalence de l’image, « l’impossibilité de choisir en elle quelque chose de déterminé, d’achevé », « cette incapacité à épuiser son sens », qui « nous ouvre à la possibilité d’une relation avec l’infini ». La profondeur d’une œuvre d’art contient toutes les contradictions.

Léonard de Vinci, Portrait de Ginevra de’ Benci, v. 1474-1476. Qu’elle fasse la gueule, je suis assez pour – de quel droit pourrais-je lui demander un sourire ? Son absence s’explique bien sûr par l’état déplorable des dents qu’il ne fallait pas montrer.