Souvenirs prescients de Dune

Certains échecs nous apprennent plus que bien des succès.

Souvenirs prescients de Dune
Agnes Pelton, The Blest (détail), 1941. Source : New Mexico Museum of Art, Santa Fe.

J’écrivais à propos du Solaris de Tarkovski que les « livres ne sont peut-être pas tant à adapter (ou à trahir) qu’à utiliser comme étais pour soutenir ses obsessions ». Alejandro Jodorowsky essaya avec Dune et échoua par manque d’argent, mais cet échec, raconté dans le documentaire passionnant de Frank Pavich, fut séminal. La vision et l’équipe de Jodorowsky, dispersées à la fin du projet, influencèrent de nombreuses œuvres à venir. En échouant, il réussit peut-être son ambition de transformer cette histoire d’éveil d’un (faux) prophète en prophétie à part entière, censée « ouvrir l’esprit » du spectateur en reproduisant l’effet du LSD sans le LSD. La parole du prophète est disséminée par les premiers croyants, l’humanité est sauvée par le cinéma. Amen.

L’audace de la contre-culture des années 1970, si manifeste comparée à la pusillanimité des producteurs d’aujourd’hui, m’émerveille. Si vous doutez de la part de folie que Jodorowski comptait apporter au film, voyez comment il imaginait « la conception de Paul » :

La conception de Paul, telle que rêvée par Jodorowski. Rien de tout ça ne figure dans le livre.

Un tel projet, dont la distribution réunissait les fortes personnalités d’Orson Welles, Salvador Dalí et Mike Jagger, était sans doute voué à l’échec, avec ou sans argent. (Et avouons-le, le résultat aurait été bien kitsch.) Il y avait trop de folie pour que quiconque réussisse à la canaliser. Mais certains échecs nous apprennent plus que bien des succès.

À l’inverse, l’adaptation de Denis Villeneuve est beaucoup plus maîtrisée, en apparence fidèle au livre (surtout dans sa première partie), splendide par bien des aspects, mais elle manque de profondeur et de folie. On sort de cette seconde partie (et non « deuxième », à moins de considérer une possible adaptation du Messie de Dune comme « troisième partie » d’un triptyque) au bout de 2 h 46 qui s’ajoutent aux 2 h 35 du premier film, avec un sentiment de manque qui ne fait que croître avec le temps. Quand commence à s’estomper en nous la splendeur minérale de ce monde hostile à la vie, il reste peu de sens à remâcher. Et le sens d’une œuvre est ce qui assure sa longévité. (C’est pourquoi je continue de relire Dune, plus de 25 ans après ma première lecture.) Pour une histoire d’épice apportant prescience et longue vie à qui la consomme, c’est assez ironique, n’est-ce pas ?

Avant son arrivée sur Dune, le jeune Paul ne voyait l’avenir que dans ses rêves, et encore, confusément. Il rêve d’un désert où il risque de mourir, il rêve d’une jeune fille dont il ne connaît pas encore le nom (Chani). Son contact avec l’épice accélère ses prédispositions génétiques (sa lignée entre dans le plan de sélection des sœurs du Bene Gesserit, qui cherchent à créer un être supérieur, le Kwisatz Haderach). Il rêve désormais éveillé des multiples avenirs tachés de sang qui se précipitent à sa rencontre. Ses visions prescientes sont comme les souvenirs mouvants d’un rêve éclaté :

L’image s’était infiltrée dans son esprit, elle avait été absorbée par la mémoire et, maintenant, projetée sur la scène réelle, elle n’était plus parfaite. Elle paraissait avoir changé et l’approcher, lui, sous un angle différent tandis qu’il demeurait immobile. — Frank Herbert, Dune, tome 2.

Le sang répandu est le sien ou celui des millions de victimes d’un nouveau jihad lancé en son nom par les Fremens qui lui sont dévoués. Le temps s’étale dans l’espace, devient topographique, connaît des creux insondables, des oubliettes dont il faut émerger pour atteindre les crêtes d’où apercevoir l’avenir le plus propice. En existe-t-il seulement un ? La prescience elle-même n’est-elle pas un piège, une impasse, qui nous condamne au dilemme de choisir entre différents désastres ?

Le film de Denis Villeneuve peine à montrer les prémonitions de Paul avec la confusion kaléidoscopique qu’il faudrait. Il cherche trop à raconter une histoire parfaitement lisible, parfaitement nette. Elle en devient prévisible. Je regrettais déjà que, dans le premier film, les visions que Paul a de Chani se répètent sans progresser. Elle donnent l’impression de ne figurer là que pour asseoir davantage la présence d’un personnage qui n’apparaît qu’à la fin. (Le premier tome du livre finit plus tôt, quand Paul et sa mère se jettent dans la tempête de sable pour échapper à leurs ennemis. Meilleure fin.) Confrontés au même problème avec la sœur de Paul (elle ne naît que dans le dernier tiers du second tome), les scénaristes ont trouvé une idée bien plus judicieuse, mais je vous laisse voir le film pour la découvrir.

Dans le second tome, Paul cherche à atteindre deux objectifs contradictoires : d’une part venger la mort de son père, d’autre part éviter un nouveau jihad. L’ordre du Bene Gesserit a implanté des siècles auparavant parmi les Fremens un ensemble de superstitions que des initiés de l’ordre sauront exploiter à leurs fins. C’est ce que feront Paul et sa mère pour survivre au désert et à leurs ennemis, reconquérir Dune et au-delà, l’Imperium. À la fin, il réussit et échoue à cause de cette fausse prophétie. Sa victoire est triste : « Et Paul comprit la futilité de ses efforts pour modifier même en partie ce qui se passait. »

Dans le film de Denis Villeneuve, le mot jihad n’est pas une seule fois prononcé. Il est trop occupé à se défendre de vouloir raconter une énième histoire de sauveur blanc (ce dont on l’accusera de toute manière, alors que ce n’est quand même pas Avatar) pour retranscrire la complexité du roman et de ses personnages. Paul et Jessica subissent ainsi des transformations trop radicales et rapides pour être crédibles, Stilgar est réduit à une caricature risible, etc. Seule Chani s’en tire plutôt bien (contrairement au roman où elle tient un rôle passif, elle a un rôle central dans le film), mais son personnage sert à introduire un contresens emprunt de valeurs égalitaires qui paraissent bien anachroniques dans le monde féodal impitoyable de Frank Herbert.

Selon un vieux principe d’écriture de scénario, les personnages d’un film, pour exister, doivent s’opposer. Sinon, ils ne se détachent pas assez les uns des autres pour apparaître à l’écran. Ici, ils contrastent trop les uns par rapport aux autres, et perdent en nuances intéressantes.